M. Colloghan

dimanche 7 février 2016

Expériences de contrôle ouvrier au Venezuela et Etat bolivarien




Nicolas Johansson-Rosen*

D’après les dernières données mises à la disposition par la Superintendance Nationale des Coopératives (SUNACOOP) , le Venezuela comptait en 2010 près de 74.000 coopératives, des centaines d’entreprises d’importance majeures cogérées par l’Etat et les travailleurs, et plusieurs milliers d’EPSC  (Empresas de Propiedad Social Comunal), des entreprises communales autogérées ou cogérées entre l’Etat et les travailleurs produisant avant tout dans l’intérêt de la communauté[1]. Comment un  pays autrefois dominé par le néolibéralisme a-t-il pu réaliser une telle avancée vers cette émancipation de sa classe ouvrière?
 
Pour le comprendre, il faut commencer par une approche globale de la Révolution Bolivarienne, ainsi que de ses objectifs. Dès ses débuts, ce processus a engendré un immense espoir parmi les classes dominées du continent latino-américain. Pour la première fois, un gouvernement démocratiquement élu était en mesure de tenir tête à la fuite en avant vers « la fin de l’histoire ». Certains commentateurs ont essayé de l’expliquer comme un simple « show » dont l’animateur unique aurait été l’ex-président Hugo Chavez. Mais, comme l’écrit George Cicarrielo-Maher, le chavisme n’est pas une création sui-generis d’un groupe de militaires clientélistes. Il s’agit du résultat de décennies de luttes populaires[2].

Si l’on part de l’analyse libérale la plus répandue, le Venezuela a été un espace « d’exceptionnalité démocratique » : deux partis dominants, liés par le Pacte de Punto Fijo depuis 1958, se partageaient pacifiquement le pouvoir ainsi que l’excédent pétrolier. Alors même que la région se caractérisait par la généralisation de dictatures sanguinaires, le Venezuela se caractérisait par une stabilité permanente. Mais ce point de vue est à nuancer : MIR, Tupamaros et d’autres groupes armés ont maintenu une résistance permanente face à ce bipartisme organisé afin empêcher l’accession au pouvoir d’un Parti Communiste autrefois puissant. Disparitions forcées et assassinats sélectifs étaient courants sous la République de Punto Fijo. La manne pétrolière, quant à elle, profitait avant tout à une bourgeoisie parasitaire, laquelle entretenait des relations particulièrement incestueuses avec les sommets de l’Etat. Dès les années 1980 avec la crise de la dette commence le délitement de ce modèle, lequel atteindra son paroxysme avec le massacre de 3.000 civils lors des émeutes urbaines du Caracazo en 1989.

Le changement s’amorce en 1999, avec l’arrivée démocratique au pouvoir, quasiment par surprise, du Lieutenant-Colonel Hugo Rafael Chávez Frías, lequel avait tenté en 1992 de renverser le gouvernement de Carlos Andres Perez, responsable de la répression massive de 1989, par un coup d’Etat failli.
La même année est promulguée une nouvelle constitution qui servira de base aux réformes à venir. Elle  consacre certes la propriété privée, mais insiste également sur la propriété publique et sociale, nouveauté qui se révèlera particulièrement utile par la suite dans la mise en œuvre du contrôle ouvrier au Venezuela. Dans son article 70, elle reconnaît la nécessité de l’autogestion, de la cogestion et des coopératives sous toutes leurs formes. L’article 118, quant à lui, garantit et protège le droit des travailleurs et des communautés à la propriété collective et à l’auto-organisation.
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C’est à partir de là que va débuter un cycle de mobilisations intenses, qui atteindra son paroxysme - en 2006, lequel nous permet d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’une révolution « top-down », mais bien d’un processus résultant de l’interaction permanente entre un peuple en lutte et le leader de sa révolution.

Suite à la reprise du contrôle de l’entreprise pétrolière PDVSA en 2003, laquelle était passée sous la coupe d’une direction de managers peu scrupuleux qui l’avaient transformée en véritable Etat dans l’Etat, organisant notamment la fuite de ses recettes vers les Etats-Unis, le gouvernement bolivarien disposait dorénavant de l’outil clé qui allait lui servir de fer de lance dans sa tentative de transformation de son modèle productif. Une nouvelle politique a été mise en place, afin de permettre aux travailleurs de gagner leur émancipation. Le résultat ne s’est pas fait attendre sur le plan social, avec la création des « missions bolivariennes », programmes de santé publique, d’éducation, de logement massifs, qui ont permis via la redistribution de l’excédent social une réduction massive des indices de pauvreté et d’indigence.

De l’autogestion/cogestion à l’Etat communal

Mais il ne s’agissait pas, à l’inverse de ce que de nombreux analystes libéraux tels Javier Corrales et Michael Penfold peuvent avancer, d’une politique purement clientéliste[3] : le but poursuivi par Hugo Chavez était la création permanente du « socialisme du XXIème siècle », lequel se devait d’éviter les errements du socialisme réel afin de transformer en profondeur la société vénézuélienne.

La base de ce « socialisme du XXIème siècle » à peine en train d’émerger et peut-être déjà proche de sa fin ne saurait être, justement, selon Camila Piñeiro Harnecker, autre que l’autogestion. Elle permet en effet de faire descendre la démocratie dans la sphère du travail, essentielle dans la construction de l’individu ne serait-ce qu’en raison du temps qu’il y passe, le transformant en même temps qu’elle reconfigure le procès général de travail direct. Dans son étude de 15 coopératives vénézuéliennes, l’auteure ne dissimule toutefois en aucun cas leurs faiblesses : faible motivation du personnel, manque de qualification, et reconstruction de hiérarchies basées sur la différenciation entre travail manuel/intellectuel ainsi que le charisme ou la possession de compétences spéciales reconnues par les autres membres[4].

Ce dernier point doit être mis en parallèle avec la thèse que Maxime Quijoux concernant deux entreprises autogérées en Argentine, dans lesquelles les travailleurs les plus zélés et les plus expérimentés ainsi que certaines personnalités clés concentrent à leur niveau le pouvoir de décision concret[5]. Un parallèle qui reste toutefois à nuancer, la politisation des travailleurs argentins sur qui l’enquête a porté n’étant pas comparable à ce que l’on peut rencontrer au Venezuela, ne serait-ce qu’en raison d’un contexte de politisation massive et extrêmement bipolarisée entre une gauche aux projets toujours mal définis et une droite ultraréactionnaire.

Le futur de la production démocratique au Venezuela s’annonce toutefois prometteur malgré les difficultés rencontrées : c’est ce qui ressort des textes de Dario Azzellini, pour qui l’autogestion constitue un véritable outil d’émancipation des travailleurs à travers notamment la prise de contrôle sur le procès de travail direct. Les salariés concernés savent désormais pour qui et pourquoi  ils travaillent, apprennent à prendre progressivement le contrôle du procès de travail immédiat et global et développent de nouvelles pratiques participatives au sein même de leurs unités de production[6]. Mais les coopératives ne sont pas à l’abri des vicissitudes capitalistes : elles s’insèrent dans un cadre économique resté encore largement libéral, et peuvent facilement tomber sous la coupe de leurs clients privés, créant ainsi de véritables mécanismes d’exploitation collective. Mais comme le souligne Andres Ruggeri dans ses travaux sur l’autogestion argentine, même dans les cas les plus extrêmes, les travailleurs reprennent une part de contrôle sur leur propre existence via les conditions de travail[7].

Cela nous amène à considérer la question du rapport entre autogestion, cogestion, coopératives et Etat. L’articulation entre les entreprises autogérées/cogérées et les « communes »,  organes de démocratie directe locale servant de « briques » à la construction du nouvel Etat est l’un des fondements de la Révolution Bolivarienne. Cet ensemble porte le nom « d’Etat communal », théorisé par Marta Harnecker : il s’agit à sur le long terme de substituer à l’Etat bourgeois des structures démocratiques locales et productives. Elle indique dans son texte fondateur « De los consejos comunales a las comunas : construyendo el socialismo del siglo XXI » » quelques pistes à suivre pour faire de ce rêve une réalité[8] :
-         Respect de l’autonomie communale, et non-imposition de cadres et de dirigeants extérieurs.
-         Intransigeance concernant le respect des mécanismes de démocratie communale et non instrumentalisation par le pouvoir politique.
-         Dépassement de la simple démocratie représentative par un système de « porte-paroles » populaires sous contrôle permanent de bases chargés de faire remonter les demandes des communes.

Mais ce projet est loin d’avoir pleinement vu le jour et l’on se trouve toujours dans le cadre d’une « société civile dépendante », avant tout de la Présidence, qui finance les organes de démocratie locale et productive par des fonds spéciaux, lesquels permettent paradoxalement aux communes et coopératives de gagner en indépendance face aux municipalités et autres organes « classiques » de l’Etat, mais rendent difficile une praxis critique vis-à-vis du pouvoir en place.

La question suivante se pose : dans quelle mesure peut-on considérer que l’Etat communal et en particulier ses manifestations économiques sont en train de s’étendre, alors même que l’économie vénézuélienne reste à 70% détenue par le secteur privé ?
S’agit-il d’un véritable projet émancipateur, ou tout simplement de ce que Nicos Poulantzas désignait sous le nom « d’autonomie relative de l’Etat capitaliste »,  à savoir une configuration, variable selon la conjoncture et inscrite dans la matérialité de l’Etat capitaliste, dans laquelle ce niveau de  structure capitaliste semble par moments céder aux revendications populaires, mais n’en sert pas moins avant tout les intérêts des classes dominantes structurées en un bloc au pouvoir, empêchant par là même toute auto-organisation des travailleurs

Pour cela il est nécessaire d’approfondir l’étude de l’autogestion/cogestion, car, comme l’écrit Karl Marx, « c’est toujours dans le rapport immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct […] qu’il faut chercher […] la forme spécifique que revêt l’État dans une période donnée. »[9] 

La mise en œuvre de l’autogestion/cogestion au Venezuela

La démocratisation de la production au Venezuela ne s’est pas faite de manière univoque. Elle a suivi divers chemin, en fonction de la pluralité des situations existantes sur le terrain. Schématiquement, on peut parler de deux modalités dans le déploiement de ce processus :


a.   Une mise en place parallèle au capitalisme existant, via la création de nouvelles institutions et coopératives : l’autogestion supervisée par l’Etat.

Dans un premier temps, le Ministère pour l’Economie Populaire, maintenant Ministère du Pouvoir Populaire pour l’Economie Communautaire – MINEC - a été créé pour centraliser les efforts mis en œuvre dans la construction d’un tissu économique autogestionnaire.  Son rôle est, à travers ses liens avec les banques étatisées, de faciliter le crédit aux coopératives, avec l’aide de la Superintendance Nationale des Cooperatives – SUNACOOP. Le MINEC assurait aussi, via la mission Che Guevara, la formation des coopérativistes et la supervision de leur activité.

Le MINEC a été remplacé en mars 2009 par le Ministère du Pouvoir Populaire pour les Communes et Mouvements sociaux, qui, en plus des fonctions de l’ancien ministère, a pour objectif de faciliter l’accès au crédit pour les coopérativistes.

Les entreprises autogérées s’organisent autour des Communes, « briques » du nouvel Etat révolutionnaire, destinées, sur le long terme, à remplacer l’Etat bourgeois. Leurs objectifs économiques sont de renforcer l’économie sociale, mais aussi de stimuler la participation et le pouvoir populaire, objectifs qui priment sur celui de l’organisation.

Quant à la mission Che Guevara, elle a cédé la place à la « Grande Mission Savoir et Travail », spécialisée, dans la supervision de la production et la formation des travailleurs, laquelle travaille en symbiose avec les communes, dans le but de créer un nouveau mode d’organisation basé sur la coordination de conseils de travailleurs, qui renforce la démocratie participative et protagonique.
Il existe deux types d’entreprises autogérées/cogérées prévues par la Loi Organique des Communes :
-         Les Entreprises de Propriété Sociale et Communale Directe : ces entités appartiennent directement à la Commune, qui est à l’origine de leur création. Elles sont autogérées par les producteurs directs, mais doivent rendre des comptes à la commune, et surtout, produire dans le respect des intérêts de la communauté.
-         Les Entreprises de Propriété Sociale et Communale Indirecte : ces entreprises s’inscrivent toujours dans le cadre de la Commune, mais elles sont cette fois-ci crées par l’Etat. Elles s’organisent selon des modalités de cogestion Etat/travailleurs, et leur cadre juridique prévoit une transition graduelle vers l’autogestion totale par les travailleurs.

A ce jour, le résultat de tels programmes est toutefois à relativiser, un grand nombre de “coopératives fantômes” ayant notamment vu le jour afin de s’approprier illicitement des fonds publics.


b.   La socialisation/nationalisation comme issue au conflit économique de classe : les entreprises cogérées.

De nombreux centres de production de première importance sont passés sous contrôle ouvrier, ce qui signifie concrètement une dualité de pouvoir qui se matérialise par la cogestion entre travailleurs et Etat  (51% des parts pour l’Etat, 49% pour les travailleurs organisés en coopératives. C’est le cas d’entreprises nationalisées comme les fabriques de valvules CNV (aujourd’hui INVEVAL), la fabrique de textiles INVETEX, le producteur de tubes VENEPAL et le géant continental de la sidérurgie SIDOR. Dans les deux exemples emblématiques du cas présent, SIDOR et INVEVAL, la lutte a été longue et difficile. La direction décapitalisait l’entreprise pourtant rentable, préparant sa fermeture, violant le droit du travail et allant jusqu’à ne plus verser les salaires pendant des mois. Le combat des travailleurs pour récupérer leur outil de travail a duré des mois, pendant lesquels ils se sont heurtés à une bureaucratie, en particulier judiciaire et locale, extrêmement hostile, ainsi qu’à une opinion publique relativement indifférente.
Mais dans les faits, la victoire n’a pas été totale dans tous les cas : SIDOR, par exemple, en est restée au stade de la nationalisation pure et simple, le président actuel Nicolas Maduro ayant dû reconnaître qu’il n’y avait aucunement contrôle ouvrier. Nous sommes en présence d’une lutte entre deux conceptions du socialisme :
-         La première, très classique, ne dépasse pas les limites du « socialisme réel » et ne fait aucunement la différence entre socialisation des moyens de production et nationalisation, l’Etat bolivarien étant assimilé au peuple.
-         La seconde, à la fois innovante mais également issue d’une longue tradition de luttes ouvrières dont les origines remontent au XIXème siècle, ne conçoit pas de séparation possible entre producteurs directs et moyens de production, et assimile socialisation des moyens de production et autogestion.
Le contrôle ouvrier ou « control obrero » n’est donc pas toujours une réalité. Deux facteurs déterminent dans la plupart des cas ce qu’il en est dans la pratique :
-         La mobilisation plus ou moins grande des travailleurs organisés à la base
-         Un plus ou moins grand degré d’ouverture des autorités en fonction des cas de figure. Ainsi, dans le cas de SIDOR, le gouvernement a décidé de jouer la carte de la répression ouverte de l’action syndicale, alors que dans les cas tout aussi emblématiques d’Industrias Diana et de Lacteos Los Andes, l’Etat a fini par céder face à la pression ouvrière.


La cogestion comme expression des luttes de classes sous leur aspect le plus exacerbé ; l’émergence d’une nouvelle contradiction, entre Etat et mouvement ouvrier.

Nous allons maintenant recentrer notre étude sur trois cas concrets de cogestion ouvrière. En effet, les entreprises concernées sont celles qui ont subi les conflits sociaux les plus durs. Et comme l’affirment Althusser ainsi que Poulantzas, les classes sociales ne préexistent pas aux luttes. C’est par la lutte de classes que les différentes forces sociales se constituent. Voyons donc ce qu’il en est à travers la brève analyse de trois cas concrets, qui ont tous en commun le même point de départ : celui d’avoir fait l’objet d’une nationalisation en 2008, suite à une vague de conflits sociaux :


L’entreprise SIDOR

Fondée en 1960 comme composante de la Corporacion Venezolana de Guayana, grand consortium industriel public, dans la ville de Puerto Ordaz suite à un décret édicté par le président Marcos Perez Jiménez, l’aciérie SIDOR est l’une des plus grandes du continent latino-américain. Privatisée en 1997, elle a été renationalisée par décision d’Hugo Chávez en 2008 suite à un conflit syndical qui a duré plus de 15 mois, le point d’achoppement principal concernant les conventions collectives mais aussi des questions de couverture maladie, sécurité, transports, restauration d’entreprise. Il s’agit d’un exemple type d’entreprise vénézuélienne nationalisée non pas dans le cadre d’un ensemble de politiques publiques top-down, mais dont le changement de statut résulte au contraire de la pression exercée par la base syndicale.
Suite à son étatisation, l’entreprise a connu deux années de véritable contrôle ouvrier en 2009-2010, mais la bureaucratie étatique a très vite repris le contrôle de la situation, à tel point que la simple évocation du « contrôle ouvrier » suscite maintenant le rejet au sein de la base qui y voit un mécanisme de plus pour la priver de sa part active dans la prise de décisions.

Actuellement, la lutte est relancée suite aux revendications des travailleurs de l’entreprise qui demandent d’une part la renégociation de la convention collective de l’entreprise, largement périmée puis renégociée à l’insu des travailleurs, dans le cadre d’une crise économique qui se manifeste par l’inflation la plus forte du continent latino-américain ainsi que par des pénuries constantes de produits de base, parfois uniquement disponibles sur le marché informel.
Pour certaines composantes syndicales de l’actuel, l’enjeu de fond n’est plus le retour au contrôle ouvrier, largement discrédité, mais dans un premier temps, la récupération des modalités clés d’une démocratie ouvrière, à savoir une participation des travailleurs dans les prises de décision importantes, et une totale transparence au niveau des comptes et de la gestion de la production.

Les syndicats de travailleurs opposés à la ligne officielle qui a obtenu la signature d’une convention collective largement en deçà des expectatives des salariés, se heurtent à l’hostilité du gouvernement de Nicolas Maduro et doivent faire face à une criminalisation du mouvement social de la part des autorités. Diosdado Cabello, président de l’Assemblée Nationale, accompagné de hauts dirigeants de l’armée ainsi que du gouverneur de l’Etat Bolivar, n’a pas hésité à qualifier de « mafieux » les syndicalistes impliqués dans ce combat. Pour le moment, aucune solution ne semble en vue et le conflit s’intensifie : à des manifestations de milliers d’ouvriers l’Etat a opposé la répression directe et des balles en caoutchouc. Les élections syndicales, qui auraient dû avoir lieu fin février 2015, ont été reportées sine die et l’ensemble des listes invalidées, par peur de voir l’emporter une coalition opposées à la ligne officielle.

Il s’agit donc de savoir si la vocation socialiste du projet bolivarien (il est important d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un projet directement socialiste, mais à vocation socialiste) serait potentiellement remise en jeu par un changement possible d’attitude du gouvernement de Nicolas Maduro vis-à-vis de la classe ouvrière.
 Ce cas particulier met également en évidence l’un des obstacles auxquels est confrontée la révolution bolivarienne : le décalage croissant entre les pratiques discursives gouvernementales, suivant toujours une ligne radicale et révolutionnaire, et la réalité du terrain, parfois beaucoup moins enthousiasmante.


L’entreprise Industrias Diana

Industrias Diana est une fabrique d’huile et de graisses, assurant plus de 38% de la production nationale. 80% de ses produits sont écoulés par des distributeurs étatisés comme la chaîne de supermarchés populaires Mercal, et 20% vont au secteur privé. Elle possède cinq sites de fabrication, situés à Maracaibo, San Cristóbal, Barquisimeto, Valencia et Caracas. Nationalisée en 2008, elle est en conflit avec l’Etat depuis fin juillet 2013 suite à la nomination de son nouveau manager par le Ministère du Pouvoir Populaire pour l’Alimentation. En effet, ce dernier, businessman typiquement capitaliste, déjà PDG de 5 entreprises agro-alimentaires, est perçu comme illégitime par les travailleurs des différentes usines de Diana, organisés tant en conseils ouvriers que via le syndicat unique de l’entreprise, qui eux aussi demandent le droit de choisir leurs propres dirigeants parmi eux comme composante du pouvoir ouvrier.
Les ouvriers de Diana ont fait l’objet de mesures de harcèlement et de répression ouverte de la part de l’appareil étatique : les comptes de l’entreprise destinés au versement des salaires ont été bloqués, le SADA, organe officiel chargé de venir chercher la production n’envoyait plus de camions, empêchant ainsi toute vente au secteur privé. Et surtout, le SEBIN (services secrets vénézuéliens) a interrogé plusieurs travailleurs à Valencia pendant près de cinq heures.
Alors même que la lutte des travailleurs s’est poursuivie, l’entreprise a fonctionné pendant plus d’un mois en août 2013 sans direction et ce, sans aucune diminution notable au niveau de la production.

L’entreprise est finalement passée sous le contrôle direct des conseils ouvriers, après une parenthèse de gestion par un militaire, qui ont finalement élu leur propre direction. Bien qu’il s’agisse d’une démocratie de travailleurs, il s’agit toutefois d’une démocratie incomplète, les anciennes hiérarchies d’entreprise se voyant confortées par les mécanismes du vote.

L’entreprise Lácteos Los Andes

Lácteos Los Andes, leader national de la production de lait, jus, yaourts, desserts divers, fromage a été nationalisée en 2008. La nationalisation suivait une double logique : il s’agissait d’augmenter la production tout en la recentrant sur les produits de première nécessité,  par exemple le lait pasteurisé. L’objectif a été rempli pendant les trois premières années. En 2011, la propriété de l’entreprise a été transférée au Ministère de l’Agriculture et des Terres, lequel lui a également transféré la responsabilité de 23  plus petites unités de production lesquelles n’étaient pas forcément rentables, ce qui a relativement compliqué la situation de Lácteos Los Andes sans pour autant menacer sa viabilité.
La situation de l’entreprise s’est nettement dégradée en 2013 depuis la mise en place d’une direction composée d’une trentaine de managers parachutés par le ministère.

En 2013, la baisse de productivité ait été de l’ordre de 40 à 50 %. Pendant ce temps Hairo Arellana, président de l’entreprise avait totalement disparu, alors même que les revendications des travailleurs pour le contrôle ouvrier se faisaient chaque fois plus pressantes. Selon les travailleurs, il s’agissait en fait de décapitaliser l’entreprise, de faire chuter volontairement sa productivité et de paralyser son approvisionnement afin de la faire, reprivatiser en dernière instance.
Les travailleurs de chaque site de production ont finalement obtenu le droit d’élire leurs dirigeants, et l’autogestion a été mise en œuvre, mais elle n’est pas totale. Les autorités ont court-circuité certains élus ouvriers par l’intermédiaire de « coordinateurs » nommés arbitrairement. Enfin, Lácteos Los Andes rencontre actuellement de grandes difficultés au niveau de la distribution : certains produits disparaissent ponctuellement du marché en raison notamment de la « guerre économique » que la petite et la grande bourgeoisie commerciale mènent contre les unités productives passées sous contrôle ouvrier. Mais, des trois entreprises présentées ici dans le présent article, il s’agit de celle ou le contrôle ouvrier a pour le moment, le mieux été mis en place à ce jour.

Une telle politique à géométrie variable face aux revendications de contrôle ouvrier, pourtant l’une des bases de la nouvelle société voulue par Hugo Chavez, renvoie à une interrogation clé de la révolution bolivarienne. Avec la transition au sommet de l’Etat suite au décès de l’ex-président, son successeur Nicolas Maduro est-il toujours aussi déterminé à poursuivre le début de transition au socialisme qu’a connu le Venezuela au cours des années 2000 ? Il est possible d’en douter jusqu’à un certain point, étant donnée la politique d’immobilisme menée par le gouvernement notamment sur le plan économique et social, ainsi que la criminalisation croissante d’une partie du mouvement syndical par l’Etat. Il ne s’agirait toutefois pas d’un retour à une « autonomie relative de l’Etat capitaliste », l’appui aux initiatives autogestionnaires et cogestionnaires étant maintenu, dans un contexte cependant marqué par la peur d’une « perte de contrôle » de la situation par la bureaucratie et certains élus. L’Etat bolivarien traverse une période de stagnation, mais constitue toujours un point d’appui pour les luttes populaires (sans toutefois que la comparaison soit possible avec la présidence d’Hugo Chavez). En parallèle, les luttes ouvrières à la base se poursuivent, comme en témoigne l’exemple de l’entreprise CLOROX, abandonnée par sa direction étatsunienne, et reprise par les travailleurs organisés en conseils ouvriers après un combat ardu. C’est de l’intensité de la lutte de classe déployée par les travailleurs que dépendra l’avenir de la révolution bolivarienne, et non d’un gouvernement dépassé par une crise économique, institutionnelle et sociale à laquelle il refuse de faire face en jouant la carte de l’immobilisme, tablant sur l’atomisation de l’opposition et son absence de véritable leader. Comme l’a écrit Karl Marx dans son adresse à l’AIT en 1864, « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».


* Nicolas Johansson-Rosen : Doctorant en sciences politiques à l’IEP de Bordeaux. (Août 2015)

Article rédigé et publié pour Autogestion, l’Encyclopédie internationale, Syllepse, 2015, p.382-392.


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[1] AZZELINI Dario, From cooperatives to entreprises of direct social property in the Venezuelan process, in PIÑEIRO HARNECKER Camila, Cooperatives and socialism: a view from Cuba, Palgrave and MacMilan, London, 2013
[2] CICCARIELLO-MAHER George, We created Chávez: a People’s History of the Venezuelan Revolution, Duke University Press, Durham and London, 2013

[3] CORRALES Javier, PENFOLD Michael, Un Dragón en el Trópico, La Hoja del Norte, Caracas, 2012
[4] PIÑEIRO HARNECKER Camila, Democracia laboral y conciencia social : un estudio de cooperativas en Venezuela, Revista Temas 50-51, La Havane, 2007
[5] QUIJOUX Maxime, Néolibéralisme et autogestion. L’expérience argentine, IHEAL, Paris, 2013

[6] AZZELINI Dario, From cooperatives to entreprises of direct social property in the Venezuelan process, in PIÑEIRO HARNECKER Camila, Cooperatives and socialism: a view from Cuba, Palgrave and MacMilan, London, 2013
[7] RUGGERI Andrés, Worker self-management in Argentina: problems and potential of self-managed labor in the context of the neoliberal post-crisis, in PIÑEIRO HARNECKER Camila, Cooperatives and socialism: a view from Cuba, Palgrave and MacMilan, London, 2013
[8] HARNECKER Marta, De los consejos comunales a las comunas : construyendo el socialismo del siglo XXI, http://www.rebelion.org/docs/97085.pdf , 2009
[9] MARX Karl, Le Capital, Collection Folio Essais, Paris, Gallimard, 1963 et 1968

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