Vanessa Moreira Sigolo est sociologue et, depuis le
début de ces études universitaires en sciences sociales et relations
internationales en 2002, elle travaille dans l’éducation populaire et milite
pour l’autogestion, la récupération des entreprises par les travailleurs et avec
les mouvements sociaux de l’économie solidaire au Brésil. Elle intervient sur
des projets d’extension universitaire au sein de l’université de São Paulo (USP), sur un programme d’Incubation technologique
de coopératives populaires (ITCP USP), en collaboration avec l’Association
nationale des travailleurs d’entreprises autogérées (ANTEAG) et au sein du
Département d’économie solidaire (NESOL USP). En 2011 et 2012, elle a
participé, avec une équipe de chercheurs de dix universités brésiliennes, à la
première enquête nationale sur les entreprises récupérées par les travailleurs
au Brésil qui a été publiée en 2013[1].
Actuellement, elle prépare un doctorat en sociologie dans cette université et
effectue un stage de doctorante à l’École des Hautes Études en Sciences
Sociales (EHESS), à Paris.
Pourriez-vous nous présenter l’ampleur du phénomène de récupérations des
entreprises récupérées par les travailleurs dans votre pays, son origine et son
évolution ?
Vanessa Moreira Sigolo : Au Brésil, le phénomène de récupération d’entreprises par les
travailleurs a émergé dans les années 80 et s’est accéléré dans les années 90
dans le contexte de re-démocratisation du
pays, à l’issue de l’activité intense des mouvements sociaux contre la
dictature militaire et les grandes manifestations populaires pour la
réalisation d’élections directes (Diretas-Já).
Mais ce fut également une période de grave crise économique, provoquée par
l’intégration croissante du pays au processus de mondialisation de l’économie
et la mise en œuvre de politiques néolibérales, qui a générée une augmentation
importante du nombre de faillites d’entreprises et provoquée la perte d’emploi
pour des milliers de travailleurs. En réaction et en résistance à la perte de
travail et à la pauvreté, des travailleuses et des travailleurs occupent,
résistent et récupèrent leurs usines et, à travers la lutte et la négociation,
ils parviennent à obtenir l’accès aux moyens de production des entreprises et à
la propriété de forme collective. En Amérique latine, les plus anciennes
expériences du phénomène des entreprises récupérées par les travailleurs se
situent au Brésil. Parmi les plus connues, on trouve les cas d’occupation et de
récupération d’une mine de charbon à Santa Catarina, aujourd’hui Cooperminas ;
la lutte pour la terre et le contrôle d’une usine de sucre de canne à
Pernambuco, l’Usine Catende ; la récupération d’entreprises métallurgiques
comme Uniforja et Coopermetal ; et le cas de l’usine occupée Flaskô, qui mène
une activité politique et communautaire intense. Au cours des dernières
décennies, dans divers états du pays (du nord au sud), il y a eu des centaines
de luttes pour la récupération d’entreprises par les travailleurs. Selon les
données des archives de l’ANTEAG[2], au
cours des années 90, plus de 700 entreprises en faillite ont pris contact avec
l’association à la recherche de soutien pour les récupérations. Il faut
signaler que les premières expériences ont été confrontées à la résistance du
mouvement syndical, enfermé dans un rapport patron-salarié. Dans beaucoup de
cas, les travailleurs ont eu des contacts et ont été soutenus par des
mouvements sociaux, des groupes politiques liés aux oppositions syndicales (notamment
par l’expérience importante des Commissions d’usines) et des groupes de
l’Eglise (avec une forte influence de la Théologie de la Libération, qui a
appuyé la formation et l’organisation politique de travailleurs pendant la
dictature). Ce n’est que par la suite, à la fin des années 90 et au début des
années, que le thème de la récupération et de l’autogestion des travailleurs a
conquis un espace au sein de la
Centrale unique des travailleurs (CUT), avec notamment la
création d’Unisol Brésil (Centrale de coopératives et d’entreprises
solidaires). Au cours de notre recherche en 2011-2012, nous avons identifié 145
cas d’entreprises récupérées par leurs travailleurs, parmi lesquelles 67 sont
toujours actives aujourd’hui dans le pays. Elles regroupent douze mille
travailleurs, principalement des hommes (67%), ayant un niveau de scolarité
maximal allant jusqu’au secondaire. Les entreprises, dans leur grande majorité,
sont urbaines, du secteur industriel, constituées en coopératives et composées
parfois par une centaine d’associés (Il n’existe que 4 cas supérieurs à 500
travailleurs). Elles interviennent dans diverses branches de la production :
métallurgie, textile/confection, produits laitiers/alimentation,
chimie/plastique, hôtellerie, alcool et sucre, chaussures, céramique, meuble,
éducation et mine.
Ces expériences contribuent t’elles réellement à instaurer de nouvelles
formes d’organisation du travail et de nouveaux relations sociales dans
l’entreprise ?
V.M.S. : D’une manière générale,
face aux innombrables défis, comme le confirme la recherche, les entreprises parviennent
à mettre en pratique des formes d’organisation collectives et démocratiques du
travail. Quasiment dans la totalité des cas (92%), elles affirment pratiquer
l’autogestion en réponse à la question sur la forme d’organisation du travail.
Parmi les données importantes : la création de nouveaux espaces, des mécanismes
de décision collective, de nouvelles stratégies de transparence et d’accès aux
finances ; l’accroissement de la flexibilité du travail (horaires et
fonctions) ; la réduction substantielle du nombre d’accidents du travail
et la baisse considérable des différences de rémunération (dans la majorité,
elle est inférieure à 1 à 4). Ces données sont concomitantes
avec les rapports qui soulignent une plus grande
liberté et participation dans les décisions en rapport avec le travail, une
plus grande stabilité, la réduction de la pression et l’amélioration de la
relation entre les travailleurs, elles permettent d’affirmer l’émergence de
nouvelles formes d’organisation et de relation de travail dans les entreprises
récupérées par les travailleurs. Toutefois, il est important de souligner qu’il
existe une grande diversité de cas, qui inclue des entreprises qui ont peu
modifié l’organisation du travail et reproduisent les clivages et les déséquilibres
de pouvoir entre les travailleurs, tout comme il existe également beaucoup
d’expériences qui ont instauré de nouvelles formes d’organisation et des
pratiques collectives de travail, politiques et communautaires, orientées par
la logique de l’autogestion et de la démocratisation des relations sociales.
Cette diversité indique que le changement dans la propriété des moyens de
production n’implique pas nécessairement des transformations complètes des
relations sociales de production, bien qu’elles soient indispensables pour ces
transformations.
La récupération des entreprises par les travailleurs vous parait-elle un
processus viable et constitue t’elle une des réponses à la crise du
capitalisme et contribue t’elle à un projet d’émancipation ?
V.M.S. : Malgré un panorama assez divers, les expériences de
récupération d’entreprises par les travailleurs ont clairement en commun le
sens de la résistance, du maintien des espaces de travail qui selon la logique
du capital auraient disparus. Le fait que des dizaines de cas restent actifs au
Brésil, pour beaucoup depuis plus de 15 ans, démontre la viabilité de la
production en autogestion ouvrière. En outre, ces expériences expriment avec
acuité la possibilité concrète de la restitution du statut de producteurs
directs aux travailleurs et l’inutilité de la figure du patron, elles
interpellent le débat politique public sur les éléments centraux de la
reproduction du système capitaliste : le travail salarié/subordonné et la
propriété privée capitaliste. De telles
expériences constituent des références pour la rénovation du socialisme dans
l’actualité et doivent être articulées aux mouvements sociaux engagées dans
l’approfondissement de la démocratie et la centralité de la lutte pour
l’auto-émancipation du travail et de la société.
Quelles sont les avancées et les difficultés de ces expériences
d’autogestion dans votre pays ?
V.M.S. : Au cours de
la dernière décennie, on a relevé très peu de nouveaux cas de récupération
d’entreprises par les travailleurs. Ceci doit être analysé en considérant les
taux plus élevés de l’emploi formel, le développement de politiques publiques
sociales, mais également les impacts de la nouvelle loi sur les faillites
approuvée en 2005, qui a créée de nouveaux mécanismes de maintien de
l’entreprise antérieure et la réduction de la possibilité de récupération de
l’entreprise par les travailleurs. Cependant, c’est un fait que de nouvelles
expériences de récupération au Brésil continuent à surgir, ce qui démontre la
possibilité de la poursuite du phénomène y compris en périodes d’expansion
économique parce que nous restons un des pays les plus inégalitaires du monde.
Sur les
difficultés, dans la recherche, les travailleurs ont mis en évidence
principalement le manque de soutien de l’Etat : l’absence de politiques d’assistance
technique et éducative ; le manque d’accès au crédit, à la technologie et
d’un cadre juridique adéquate ; et enfin le taux d’imposition excessif.
Les seules politiques publiques existantes ont été conquises par la mobilisation
sociale (la création du SENAES/MTE[3] et du
programme de la Banque nationale de développement économique et social -
PACEA/BNDES). En plus, dans le contexte de crises sociale, économique,
écologique du capitalisme contemporain, les expériences de récupération d’entreprises
ont une actualité renforcée dans les pays du centre du capitalisme. L’émergence
de nouveaux cas et les nouvelles relations et échanges établis entre les
expériences de différents pays, dans lesquels la trajectoire de récupération
d’entreprises par les travailleurs latino-américains a inspiré la lutte de
travailleurs d’autres régions du monde, indiquent de nouvelles formes possibles
d’action politique des travailleurs.
V.M.S. : Comment s’opère le travail d’articulation et de débat
entre les chercheurs, les travailleurs et les militants ? Pourriez-vous
expliquer la méthodologie utilisée ?
Je suis formatrice-chercheuse au NESOL-USP, où nous travaillons à partir d’une conception d’une
université qui repose sur trois piliers : l’enseignement, la recherche et l’extension.
Cette dernière dimension, souvent marginalisée, garantit la réalisation du
principe d’inséparabilité entre théorie et pratique. Elle signifie également la
lutte pour l’ouverture de l’université à la société et particulièrement aux
mouvements sociaux et populaires. Notre travail s’effectue à partir des
références pédagogiques de l’éducation populaire (Paulo Freire) et du principe
politique de l’autogestion, comme processus de construction permanente, y
compris dans l’organisation interne du centre. La recherche réalisée avec les
entreprises récupérées par les travailleurs résulte de l’articulation entre des
chercheurs de dix universités brésiliennes, possédant une expérience militante
et une collaboration avec les travailleurs des entreprises récupérées, incluant
des projets avec ANTEAG et UNISOL. Ainsi, le travail trouve son sens dans le
dialogue permanent et la construction conjointe de la connaissance avec les
travailleurs dont l’objectif principal est de contribuer au renforcement et
l’accroissement des expériences d’autogestion, en tant que formes de résistance
et de lutte des travailleurs. La recherche réalisée, nous travaillons
maintenant à la divulgation large des données et des rencontres sont organisées
pour débattre des résultats avec les travailleurs. Avec eux et les
organisations du mouvement de l’économie solidaire, nous sommes en train de
proposer au gouvernement fédéral (au SENAES/MTE) la réalisation d’une
conférence nationale thématique sur les entreprises récupérées par les travailleurs
en 2014.
De plus, les
chercheurs du groupe continuent à mettre en œuvre de nouveaux travaux de
collaboration avec les travailleurs dans leurs différentes universités et
domaines disciplinaires (comme l’ingénierie, la sociologie et l’éducation).
Propos recueillis, traduits
et annotés par Richard Neuville*
Entretien réalisé pour la
revue ContreTemps et publié dans le n°22 - Eté 2014 - p.104-108.
*
Membre de l’association pour
l’autogestion et du collectif Lucien Collonges qui a coordonné
« Autogestion hier, aujourd’hui, demain », Ed. Syllepse, 2010.
En complément, voir la note sur le livre "les entreprises récupérées par les travailleurs au Brésil' :
http://alterautogestion.blogspot.fr/2014/06/les-entreprises-recuperees-par-les.html
[1] Collectif, « Empresas Recuperadas por
Trabalhadores no Brasil », Editora Multifoco, Rio de Janeiro, avril 2013,
269 p.
[2] ANTEAG : Organisation créée
en 1994 par des anciens syndicalistes et les travailleurs des premières
entreprises récupérées.
[3] SENAES/MTE : Secrétariat national à
l’Economie solidaire au sein du Ministère du Travail et de l’Emploi.
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