M. Colloghan

mardi 22 juillet 2014

Récupérations d'entreprises au Brésil - Entretien avec Vanessa Moreira Sigolo



Vanessa Moreira Sigolo est sociologue et, depuis le début de ces études universitaires en sciences sociales et relations internationales en 2002, elle travaille dans l’éducation populaire et milite pour l’autogestion, la récupération des entreprises par les travailleurs et avec les mouvements sociaux de l’économie solidaire au Brésil. Elle intervient sur des projets d’extension universitaire au sein de l’université de São Paulo (USP), sur un programme d’Incubation technologique de coopératives populaires (ITCP USP), en collaboration avec l’Association nationale des travailleurs d’entreprises autogérées (ANTEAG) et au sein du Département d’économie solidaire (NESOL USP). En 2011 et 2012, elle a participé, avec une équipe de chercheurs de dix universités brésiliennes, à la première enquête nationale sur les entreprises récupérées par les travailleurs au Brésil qui a été publiée en 2013[1]. Actuellement, elle prépare un doctorat en sociologie dans cette université et effectue un stage de doctorante à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), à Paris.


Pourriez-vous nous présenter l’ampleur du phénomène de récupérations des entreprises récupérées par les travailleurs dans votre pays, son origine et son évolution ?

Vanessa Moreira Sigolo : Au Brésil, le phénomène de récupération d’entreprises par les travailleurs a émergé dans les années 80 et s’est accéléré dans les années 90 dans le contexte de re-démocratisation du  pays, à l’issue de l’activité intense des mouvements sociaux contre la dictature militaire et les grandes manifestations populaires pour la réalisation d’élections directes (Diretas-Já). Mais ce fut également une période de grave crise économique, provoquée par l’intégration croissante du pays au processus de mondialisation de l’économie et la mise en œuvre de politiques néolibérales, qui a générée une augmentation importante du nombre de faillites d’entreprises et provoquée la perte d’emploi pour des milliers de travailleurs. En réaction et en résistance à la perte de travail et à la pauvreté, des travailleuses et des travailleurs occupent, résistent et récupèrent leurs usines et, à travers la lutte et la négociation, ils parviennent à obtenir l’accès aux moyens de production des entreprises et à la propriété de forme collective. En Amérique latine, les plus anciennes expériences du phénomène des entreprises récupérées par les travailleurs se situent au Brésil. Parmi les plus connues, on trouve les cas d’occupation et de récupération d’une mine de charbon à Santa Catarina, aujourd’hui Cooperminas ; la lutte pour la terre et le contrôle d’une usine de sucre de canne à Pernambuco, l’Usine Catende ; la récupération d’entreprises métallurgiques comme Uniforja et Coopermetal ; et le cas de l’usine occupée Flaskô, qui mène une activité politique et communautaire intense. Au cours des dernières décennies, dans divers états du pays (du nord au sud), il y a eu des centaines de luttes pour la récupération d’entreprises par les travailleurs. Selon les données des archives de l’ANTEAG[2], au cours des années 90, plus de 700 entreprises en faillite ont pris contact avec l’association à la recherche de soutien pour les récupérations. Il faut signaler que les premières expériences ont été confrontées à la résistance du mouvement syndical, enfermé dans un rapport patron-salarié. Dans beaucoup de cas, les travailleurs ont eu des contacts et ont été soutenus par des mouvements sociaux, des groupes politiques liés aux oppositions syndicales (notamment par l’expérience importante des Commissions d’usines) et des groupes de l’Eglise (avec une forte influence de la Théologie de la Libération, qui a appuyé la formation et l’organisation politique de travailleurs pendant la dictature). Ce n’est que par la suite, à la fin des années 90 et au début des années, que le thème de la récupération et de l’autogestion des travailleurs a conquis un espace au sein de la Centrale unique des travailleurs (CUT), avec notamment la création d’Unisol Brésil (Centrale de coopératives et d’entreprises solidaires). Au cours de notre recherche en 2011-2012, nous avons identifié 145 cas d’entreprises récupérées par leurs travailleurs, parmi lesquelles 67 sont toujours actives aujourd’hui dans le pays. Elles regroupent douze mille travailleurs, principalement des hommes (67%), ayant un niveau de scolarité maximal allant jusqu’au secondaire. Les entreprises, dans leur grande majorité, sont urbaines, du secteur industriel, constituées en coopératives et composées parfois par une centaine d’associés (Il n’existe que 4 cas supérieurs à 500 travailleurs). Elles interviennent dans diverses branches de la production : métallurgie, textile/confection, produits laitiers/alimentation, chimie/plastique, hôtellerie, alcool et sucre, chaussures, céramique, meuble, éducation et mine.

Ces expériences contribuent t’elles réellement à instaurer de nouvelles formes d’organisation du travail et de nouveaux relations sociales dans l’entreprise ?

V.M.S. : D’une manière générale, face aux innombrables défis, comme le confirme la recherche, les entreprises parviennent à mettre en pratique des formes d’organisation collectives et démocratiques du travail. Quasiment dans la totalité des cas (92%), elles affirment pratiquer l’autogestion en réponse à la question sur la forme d’organisation du travail. Parmi les données importantes : la création de nouveaux espaces, des mécanismes de décision collective, de nouvelles stratégies de transparence et d’accès aux finances ; l’accroissement de la flexibilité du travail (horaires et fonctions) ; la réduction substantielle du nombre d’accidents du travail et la baisse considérable des différences de rémunération (dans la majorité, elle est inférieure à 1 à 4). Ces données sont concomitantes avec les rapports qui soulignent une plus grande liberté et participation dans les décisions en rapport avec le travail, une plus grande stabilité, la réduction de la pression et l’amélioration de la relation entre les travailleurs, elles permettent d’affirmer l’émergence de nouvelles formes d’organisation et de relation de travail dans les entreprises récupérées par les travailleurs. Toutefois, il est important de souligner qu’il existe une grande diversité de cas, qui inclue des entreprises qui ont peu modifié l’organisation du travail et reproduisent les clivages et les déséquilibres de pouvoir entre les travailleurs, tout comme il existe également beaucoup d’expériences qui ont instauré de nouvelles formes d’organisation et des pratiques collectives de travail, politiques et communautaires, orientées par la logique de l’autogestion et de la démocratisation des relations sociales. Cette diversité indique que le changement dans la propriété des moyens de production n’implique pas nécessairement des transformations complètes des relations sociales de production, bien qu’elles soient indispensables pour ces transformations.

La récupération des entreprises par les travailleurs vous parait-elle un processus viable et constitue t’elle une des réponses à la crise du capitalisme et contribue t’elle à un projet d’émancipation ?

V.M.S. : Malgré un panorama assez divers, les expériences de récupération d’entreprises par les travailleurs ont clairement en commun le sens de la résistance, du maintien des espaces de travail qui selon la logique du capital auraient disparus. Le fait que des dizaines de cas restent actifs au Brésil, pour beaucoup depuis plus de 15 ans, démontre la viabilité de la production en autogestion ouvrière. En outre, ces expériences expriment avec acuité la possibilité concrète de la restitution du statut de producteurs directs aux travailleurs et l’inutilité de la figure du patron, elles interpellent le débat politique public sur les éléments centraux de la reproduction du système capitaliste : le travail salarié/subordonné et la propriété privée capitaliste. De telles expériences constituent des références pour la rénovation du socialisme dans l’actualité et doivent être articulées aux mouvements sociaux engagées dans l’approfondissement de la démocratie et la centralité de la lutte pour l’auto-émancipation du travail et de la société.

Quelles sont les avancées et les difficultés de ces expériences d’autogestion dans votre pays ?

V.M.S. : Au cours de la dernière décennie, on a relevé très peu de nouveaux cas de récupération d’entreprises par les travailleurs. Ceci doit être analysé en considérant les taux plus élevés de l’emploi formel, le développement de politiques publiques sociales, mais également les impacts de la nouvelle loi sur les faillites approuvée en 2005, qui a créée de nouveaux mécanismes de maintien de l’entreprise antérieure et la réduction de la possibilité de récupération de l’entreprise par les travailleurs. Cependant, c’est un fait que de nouvelles expériences de récupération au Brésil continuent à surgir, ce qui démontre la possibilité de la poursuite du phénomène y compris en périodes d’expansion économique parce que nous restons un des pays les plus inégalitaires du monde.

Sur les difficultés, dans la recherche, les travailleurs ont mis en évidence principalement le manque de soutien de l’Etat : l’absence de politiques d’assistance technique et éducative ; le manque d’accès au crédit, à la technologie et d’un cadre juridique adéquate ; et enfin le taux d’imposition excessif. Les seules politiques publiques existantes ont été conquises par la mobilisation sociale (la création du SENAES/MTE[3] et du programme de la Banque nationale de développement économique et social - PACEA/BNDES). En plus, dans le contexte de crises sociale, économique, écologique du capitalisme contemporain, les expériences de récupération d’entreprises ont une actualité renforcée dans les pays du centre du capitalisme. L’émergence de nouveaux cas et les nouvelles relations et échanges établis entre les expériences de différents pays, dans lesquels la trajectoire de récupération d’entreprises par les travailleurs latino-américains a inspiré la lutte de travailleurs d’autres régions du monde, indiquent de nouvelles formes possibles d’action politique des travailleurs.

V.M.S. : Comment s’opère le travail d’articulation et de débat entre les chercheurs, les travailleurs et les militants ? Pourriez-vous expliquer la méthodologie utilisée ?

Je suis formatrice-chercheuse au NESOL-USP, où nous travaillons à partir d’une conception d’une université qui repose sur trois piliers : l’enseignement, la recherche et l’extension. Cette dernière dimension, souvent marginalisée, garantit la réalisation du principe d’inséparabilité entre théorie et pratique. Elle signifie également la lutte pour l’ouverture de l’université à la société et particulièrement aux mouvements sociaux et populaires. Notre travail s’effectue à partir des références pédagogiques de l’éducation populaire (Paulo Freire) et du principe politique de l’autogestion, comme processus de construction permanente, y compris dans l’organisation interne du centre. La recherche réalisée avec les entreprises récupérées par les travailleurs résulte de l’articulation entre des chercheurs de dix universités brésiliennes, possédant une expérience militante et une collaboration avec les travailleurs des entreprises récupérées, incluant des projets avec ANTEAG et UNISOL. Ainsi, le travail trouve son sens dans le dialogue permanent et la construction conjointe de la connaissance avec les travailleurs dont l’objectif principal est de contribuer au renforcement et l’accroissement des expériences d’autogestion, en tant que formes de résistance et de lutte des travailleurs. La recherche réalisée, nous travaillons maintenant à la divulgation large des données et des rencontres sont organisées pour débattre des résultats avec les travailleurs. Avec eux et les organisations du mouvement de l’économie solidaire, nous sommes en train de proposer au gouvernement fédéral (au SENAES/MTE) la réalisation d’une conférence nationale thématique sur les entreprises récupérées par les travailleurs en 2014.

De plus, les chercheurs du groupe continuent à mettre en œuvre de nouveaux travaux de collaboration avec les travailleurs dans leurs différentes universités et domaines disciplinaires (comme l’ingénierie, la sociologie et l’éducation).

Propos recueillis, traduits et annotés par Richard Neuville*
Entretien réalisé pour la revue ContreTemps et publié dans le n°22 - Eté 2014 - p.104-108.

* Membre de l’association pour l’autogestion et du collectif Lucien Collonges qui a coordonné « Autogestion hier, aujourd’hui, demain », Ed. Syllepse, 2010.


En complément, voir la note sur le livre "les entreprises récupérées par les travailleurs au Brésil' :
http://alterautogestion.blogspot.fr/2014/06/les-entreprises-recuperees-par-les.html

[1] Collectif, « Empresas Recuperadas por Trabalhadores no Brasil », Editora Multifoco, Rio de Janeiro, avril 2013, 269 p.

[2] ANTEAG : Organisation créée en 1994 par des anciens syndicalistes et les travailleurs des premières entreprises récupérées.


[3] SENAES/MTE : Secrétariat national à l’Economie solidaire au sein du Ministère du Travail et de l’Emploi.

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