Le livre Une stratégie altermondialiste, paru aux
Editions La Découverte, en 2011, a été traduit en espagnol et édité, en
avril 2012, par les Editions Trilce à Montevideo, les Editions Lom à
Santiago, les Editions Le monde diplo/Capital intellectual à Buenos
Aires, Les Editions La Carreta à Bogota et Medellin. A l’occasion de la
sortie des éditions en espagnol du livre, les auteurs Gustave Massiah
et Elise Massiah ont été invités, en mai et juin 2012, à Buenos Aires,
Montevideo, Santiago du Chili, Bogota, pour présenter le livre et
participer à diverses manifestations.
Les visites ont été programmées par les
éditeurs et différents mouvements. Ils ont rencontré des mouvements
sociaux et citoyens, des universitaires, des étudiants et des lycéens,
des responsables politiques, des journalistes, des écrivains et des
artistes.Contretemps propose de publier ce texte qui rend
compte de ce voyage et des discussions auxquelles il a donné lieu en
quatre volets. Nous publions ici la première partie qui propose de
brefs éléments de réflexion sur la région et sur les quatre pays. Nous
publierons par la suite le résumé des discussions suscitées dans les
débats avec les mouvements dans les quatre pays.
LA SITUATION EN AMERIQUE LATINE
Avant d’aborder la situation dans chacun des
quatre pays, proposons quelques hypothèses pour caractériser l’évolution
de la région. L’Amérique latine est dans une période nouvelle du point
de vue de sa situation dans la mondialisation et du point de vue de son
histoire.
Ces réflexions empruntent largement aux références qui sont citées en note.1
Les mouvements sociaux confrontés à la différenciation des situations
Notre démarche, celle de l’altermondialisme,
consiste à partir des mouvements sociaux et citoyens pour comprendre la
situation et pour la transformer.
La situation est caractérisée par la crise
systémique du capitalisme. Cette crise articule quatre dimensions :
économiques et sociales, géopolitiques, idéologiques, écologiques. Les
résistances des peuples ont accentué la crise du néolibéralisme.
L’épuisement du néolibéralisme ne signifie pas pour autant le
dépassement du capitalisme. Dans la crise, la bourgeoisie financière
reste encore au pouvoir et la logique dominante reste celle de la
financiarisation. Mais la mondialisation est en train d’évoluer et ses
contradictions augmentent.
Les contradictions géopolitiques sont
majeures, elles se traduisent par un basculement du monde. Nous
assistons à la montée en puissance de nouveaux pouvoirs qui remettent en
cause, de fait, l’hégémonie des puissances dominantes, celles des Etats
Unis et de l’Europe. Ce basculement se traduit par une différenciation
des situations suivant les régions du monde, une sorte de dérive des
continents. Chaque grande région évolue avec des dynamiques propres et
l’évolution des mouvements sociaux doit tenir compte des nouvelles
situations. Confrontés à la nouvelle situation et à la vigueur de la
réaction conservatrice, les mouvements déploient une très forte
combativité et beaucoup d’inventivité.
Dans cette situation, l’Amérique latine tient
une place particulière. Des régimes « desarrollistas » ou
développementalistes, tentent de mettre en place des politiques
post-néolibérales. Des politiques qui ne sont pas anticapitalistes et
qui combinent des gages au marché mondial des capitaux et des politiques
sociales avec des redistributions. Elles ont pour conséquence une
fragmentation des mouvements sociaux qui avaient contribué à créer les
situations qui ont permis à ces régimes de s’imposer.
En Asie, des alliances combinent des
bourgeoisies étatiques, nationales et mondialisées. Comme en Amérique
latine, se pose la question sur le rôle des mouvements sociaux des
nouvelles puissances qu’on appelle, faute de mieux pour l’instant,
« pays émergents ». Dans ces deux régions, le mouvement social
s’organise autour des travailleurs en lutte pour leurs droits et leurs
salaires. La place existe pour des alliances larges avec la bourgeoisie
étatique, d’autant que cette dernière contrôle une partie de l’appareil
productif.
Au Moyen Orient, le nouveau cycle de luttes et
de révolutions débouche sur une période de fortes contradictions. La
présence réelle des mouvements est confrontée à l’émergence de forces
politiques de l’islam confrontées au pouvoir gouvernemental, et à
l’instrumentalisation des grandes puissances qui cherchent à compenser
la chute de leurs alliés dictateurs en jouant des situations.
En Afrique, la course aux matières premières
et à l’accaparement des terres et la multiplication des conflits qui en
résulte brouille la dynamique économique réelle et la vivacité des
mouvements.
En Amérique du Nord, les nouveaux mouvements,
occupy et carrés rouges, sont confrontés à la violence de la réaction
des pouvoirs économiques et à la montée des conservatismes inquiétants.
L’Europe est confrontée à la détérioration de
ses positions économiques et géopolitiques. Les réponses des
bourgeoisies se différencient entre l’Europe du Nord, l’Europe du Sud,
l’Europe de l’Est et la Grande Bretagne. La convergence au niveau du
mouvement social européen n’est pas spontanée et est très difficile.
Une nouvelle période de l’Amérique latine
L’Amérique latine n’est plus l’arrière-cour
des Etats Unis. Elle profite de la crise de l’hégémonie des Etats Unis
pour s’autonomiser et s’affranchir. L’armature urbaine latino-américaine
se construit sur l’axe Sao Paulo – Mexico et se complexifie. La
création des accords régionaux sans les Etats Unis est une étape
importante. De même que la recherche d’accords avec les autres
continents. Ce qui ne signifie pas la fin de l’influence et de l’action
des Etats Unis qui peuvent toujours compter sur l’appui de fractions
puissantes des bourgeoisies latino-américaines et qui n’hésitent pas à
s’en servir.
La conquête de l’autonomie de l’Amérique
latine s’appuie sur une donnée culturelle majeure. L’autonomie
culturelle par rapport à l’Europe s’affirme avec la poussée des peuples
indiens qui construit une nouvelle identité. Les mouvements sociaux et
citoyens ne se vivent plus comme les héritiers des mouvements européens.
Ils s’ancrent dans une nouvelle conception de leur Histoire et de celle
du continent. On assiste aussi au basculement de la société de
l’ensemble du continent américain, en partie afro-américain, et à
l’image de la société mexicaine, à la fois latino et indien.
La nouvelle situation celle des nouveaux
régimes et du « néodesarrolismo » est une nouvelle étape dans la période
ouverte avec la chute des dictatures et la démocratisation des années
80. Des démocraties bourgeoises ont succédé aux dictatures dans
plusieurs pays. Elles ont mis en place des politiques de croissance en
adoptant des politiques néolibérales conformes à la logique dominante et
des formes partielles de démocratisation. Les Etats Unis qui
excellaient dans le contrôle des dictatures ont appris à contrôler ces
démocraties relatives. Dès les années 90, de nouveaux mouvements sociaux
sont montés en puissance, des nouveaux syndicats, comme CUT au Brésil,
CTA en Argentine ; des mouvements paysans à l’exemple du MST au Brésil ;
des mouvements sur le logement et la ville sur tout le continent ; les
mouvements de femmes et notamment la Marche Mondiale des Femmes ; les
associations de défense des droits humains et des libertés ; les
mouvements des peuples indigènes ; les mouvements écologistes ; les
mouvements d’habitants, les mouvements de l’économie sociale et
solidaire… Ces mouvements ont porté une profonde politisation des
sociétés. Cette politisation s’est traduite, au début des années 2000,
par l’émergence de nouveaux régimes notamment au Brésil, au Venezuela,
en Equateur, en Bolivie, en Uruguay, en Argentine …
En Amérique latine, la présence des mouvements
et les rapports, spécifiques et diversifiés avec de nouveaux régimes,
au-delà de leurs contradictions permet de poser une question
fondamentale, celle de la transition. C’est dans cette région que la
question de la transition est la plus explicitement posée. C’est à
partir de là que s’est définie dans les forums sociaux mondiaux la
proposition de la transition sociale, écologique et démocratique. C’est
là que les rapports entre les mouvements sociaux et citoyens et les
pouvoirs politiques peuvent être expérimentés à travers leurs
contradictions.
La situation économique
Sur le plan économique et politique, la
nouvelle phase marque une rupture avec les phases précédentes. Celle des
années 80 a été la phase de la décennie perdue ; celle de la crise des
dettes externes, qui clôt la phase des économies fermées en forte
expansion puis en crise inflationniste. La phase des années 90 est celle
d’une croissance non inflationniste mais faible, celle des économies
ouvertes mais stagnantes. La phase des années 2000 est marquée par une
forte croissance.
La globalisation financière s’est traduite par
une rupture dans les années 2000. Les flux de capitaux se multiplient ;
les investissements étrangers entrants dans les marchés émergents sont
en très forte hausse. Mais il en est de même pour les flux
d’investissements sortants des émergents. La financiarisation installe
un cercle vicieux. Les effets sur les taux de change ne sont pas
maîtrisés et la volatilité accroît la vulnérabilité externe. Elle
accroît aussi les inégalités de revenus et met en cause la continuité de
la croissance.
La croissance qui caractérise les marchés émergents ne
suffit pas à caractériser l’évolution économique. La nature de la
croissance et l’évolution des différents pays dépendent de la politique
industrielle, de la politique de change, de la politique sociale.
L’Amérique latine bénéficie de l’évolution des
marchés des matières premières et d’un contexte géopolitique qui permet
aux pays producteurs d’améliorer leurs revenus dans le partage
international des rentes. La concurrence internationale et les taux de
change jouent à leur avantage et leur permettent d’attirer des capitaux.
Les défis pour l’Amérique latine sont d’abord internes.
La dette
externe n’est plus un danger majeur et immédiat, mais il y a de
nouvelles vulnérabilités qui nécessitent des espaces économiques communs
regroupant plusieurs pays.
La désindustrialisation précoce est un danger
croissant que Pierre Salama souligne fortement. On mesure le danger de
laisser les forces du marché dit libre de fixer les prix, les taux de
change et d’orienter les investissements. L’économie ouverte risque de
se réduire à une économie offerte aux intérêts extérieurs. Du point de
vue des politiques économiques, l’intervention de l’Etat s’impose et
doit être précisée. Plusieurs réponses sont expérimentées en Amérique
latine comme en Asie. Le rôle des banques publiques de développement,
les politiques d’éducation ambitieuses, les efforts prioritaires de
recherche et développement. La reprimarisation donne des opportunités ;
elle permet de desserrer les contraintes. Elle porte aussi un très grand
danger ; elle renforce la vulnérabilité aux cours internationaux,
l’appréciation de la monnaie et la désindustrialisation.
Les politiques sociales nouvelles sont une des
caractéristiques de la nouvelle Amérique latine. Elles sont très
contradictoires. Elles ont engagé une réelle réduction de la pauvreté.
Mais elles n’ont pas permis de faire face aux inégalités. Elles montrent
les limites de la croissance actuelle pour réduire les inégalités
sociales. L’évolution institutionnelle a permis une politique
redistributive relative et a amélioré la part des salaires dans la
formation des revenus. Mais la précarité des emplois augmentent et se
traduit par une insécurité sociale croissante.
Le recul de la pauvreté résulte des politiques
sociales. L’exemple de l’Amérique latine montre que la lutte contre
l’inflation n’implique pas le recul des dépenses sociales publiques.
Pour lutter contre le déficit budgétaire et l’hyperinflation des années
80, la lutte contre l’inflation a été menée par la réduction des
dépenses publiques et la diminution de la pression fiscale. A partir des
années 2000, les dépenses sociales sont en forte progression et
augmentent plus vite que les dépenses publiques.
La situation politique
L’Amérique latine expérimente des voies
originales de transition démocratique. La mémoire de la période des
dictatures reste encore vivace et bien des traces sont marquantes dans
les sociétés. La période n’est plus pour autant celle de la sortie des
dictatures. Les sociétés travaillées par des mouvements sociaux d’une
grande vivacité sont engagées dans de nouvelles luttes qui portent
l’invention de nouvelles formes démocratiques.
Une transition démocratique est engagée ; elle
crée de fortes contradictions. On en trouve une illustration notamment
avec la reconnaissance politique des peuples indiens. La reconnaissance
des droits politiques des peuples indiens entre en contradiction avec la
primarisation. Cette reconnaissance réelle se heurte à des problèmes
sociaux et environnementaux liés à l’exploitation des mines à ciel
ouvert et à la symbolique de la terre des ancêtres polluée par ces
exploitations.
Plus généralement, la citoyenneté sociale est
loin d’avoir progressé au rythme de la citoyenneté politique. Les
politiques sociales sont encore insuffisantes par rapport aux dégâts des
politiques économiques. Les inégalités sociales restent dominantes et
réduisent le dynamisme du marché intérieur. Elles menacent la cohésion
sociale, délitent le lien social et sont source de violence.
De même, la démocratie et les libertés sont
gangrenées par la montée de la violence. Les sociétés particulièrement
inégalitaires génèrent la violence. Cette évidence n’est pas à elle
seule suffisante pour comprendre l’actualité de la violence et de
l’extrême violence ainsi que le rôle des organisations criminelles. Il
faut prendre en compte d’autres causes et notamment : la défiance par
rapport aux institutions, la corruption très élevée, la nature de
l’urbanisation, les limites de la scolarisation, les échecs dans la
lutte contre la violence. Les politiques de réduction de la violence
passent par la diminution des inégalités ; l’éducation ; la qualité des
institutions, surtout de justice et de police ; la politique de la
ville. Il y a aussi des succès dans ces politiques, rappelons par
exemple l’action d’Antanas Mockus, maire de Bogota en 1996 et 2001, qui
réussit à diminuer spectaculairement les homicides criminels dans sa
ville.
Tous les gouvernements progressistes
latino-américains convergent aujourd’hui autour d’objectifs politiques
et géopolitiques communs qui intègrent plusieurs préoccupations
centrales des mouvements sociaux : rejet du néolibéralisme ; refondation
de la souveraineté populaire et nationale à travers des processus
d’élections d’assemblées constituantes ; développement de formes de
démocratie participative, citoyenne ou d’implication populaire ;
reconnaissance des droits des peuples indigènes ; récupération des
ressources naturelles et énergétiques (avec parfois des processus de
nationalisations) ; mise en place de programmes sociaux d’envergure dans
les domaines de la santé, de l’éducation, de la lutte contre la
pauvreté ; émancipation des institutions financières internationales
(FMI, Banque mondiale, etc.) et des Etats-Unis ; développement de
nouvelles formes d’intégration régionale inédites (Alliance bolivarienne
pour les peuples de notre Amérique-traité de commerce des peuples
-ALBA-TCP-, Union des nations sud-américaines -UNASUR-, Communauté des
Etats d’Amérique latine et des Caraïbes - CELAC -). Ces objectifs ne
s’accompagnent pas d’une remise en cause de l’économie de marché et
s’inscrivent dans le cadre de l’intégration de la région sud-américaine
dans l’économie capitaliste mondialisée.
Les mouvements sociaux et citoyens
Les mouvements sociaux et citoyens ont joué un
rôle déterminant dans l’évolution de l’Amérique latine et dans
l’ouverture de la nouvelle période. Ils ont été fondateurs dans le
passage des dictatures aux nouveaux régimes. Ils ont su combiner les
revendications démocratiques pour les droits et les libertés, les luttes
sociales de résistance, l’invention de pratiques alternatives.
Franck Gaudichaud analyse les expériences
d’auto-organisation et de réorganisation des relations sociales dans
différents pays. Il cite notamment l’Assemblée populaire des peuples de
Oaxaca et la production pour le bien commun ; la place des indigènes en
Bolivie « consubstantiel à la naissance de cet État ; l’ethnicisation
comme légitimation de la présence dans des espaces desquels les indiens
occupaient une place marginale ; le rôle des paysan-ne-s ; les pratiques
de participation et les conseils communaux ; l’ « acampamento » urbain
comme « projet d’émancipation de chacun.e en tant que sujet, mais aussi
le devenir collectif » ; la mise en œuvre conjointe du droit au logement
et du droit du travail ; l’écosocialisme et le « bien vivre » ; les
biens communs mondiaux ; l’agroécologie et la recréation des « systèmes
de vie » comme une façon de penser les écosystèmes ; le contrôle ouvrier
et l’autogestion ; la récupération d’entreprises ; les structurations
sous forme de coopératives ; l’innovation sociale ; la rotation des
postes d’animation ; les nouvelles approches de la richesse ; les
coopératives de logement et le concept de propriété collective, etc.
Les mouvements sociaux et citoyens ont aussi
innové dans les formes d’organisation. Ils ont construit la convergence
des mouvements à l’échelle de chaque pays. Ils ont ainsi accepté la
diversité et la légitimité des mouvements : les syndicats de
travailleurs salariés, les mouvements paysans, les mouvements des
femmes, les mouvements de jeunes, les associations de sans-domiciles, de
locataires et les comités urbains, les associations de défense des
droits humains, les écologistes, … Ils ont formé la base qui a servi
d’appui et d’élargissement aux mouvements des peuples « indigènes »
ouvrant la révolution culturelle de l’Amérique « indo-afro-latine ».
Les mouvements ont aussi recherché la jonction
des luttes et des mouvements à l’échelle du continent et à l’échelle
mondiale. La nouvelle région s’est construite avec les grandes
mobilisations qui ont culminé en novembre 2005, au sommet de Mar del
Plata en Argentine, avec le rejet de la Zone de Libre-échange des
Amériques (ZLEA). Ils ont activement contribué au lancement d’une
nouvelle phase du mouvement altermondialiste, avec les zapatistes qui
choisissent le 1er janvier 1994, date d’entrée en vigueur de
l’ALENA, et à partir de 2001 avec le lancement des forums sociaux
mondiaux à Porto Alegre.
Pour les mouvements sociaux de la région,
l’arrivée au pouvoir de gouvernants se définissant comme progressistes a
représenté un changement radical. Les mouvements sociaux, dans leur
grande majorité, revendiquent leur indépendance par rapport aux
gouvernements, même quand ils ont contribué à leur victoire électorale.
Même si certains ont opté pour soutenir les politiques officielles, ils
réaffirment leur autonomie. Mais l’initiative est passée dans beaucoup
de cas des mouvements aux gouvernements. Les citoyens estiment que c’est
aux gouvernements d’agir et sont en attente des décisions
gouvernementales. Ce ne sont plus les grandes mobilisations qui
déterminaient l’agenda politique de la région.
La situation est devenue beaucoup plus
complexe et les changements impulsés en grande mesure par l’action des
mouvements sociaux ont contribué à les écarter de l’avant-scène. Et
pourtant, les mouvements sociaux de la région restent forts vigoureux et
n’ont pas renoncé à peser sur le politique. La situation des mouvements
se diversifie dans chaque pays avec la fragmentation des mouvements.
Elle se diversifie aussi entre les pays où les gouvernements sont
toujours néolibéraux et conservateurs et ceux où des gouvernements sont
tentés par d’autres voies.
Les débats dans les mouvements recoupent ceux
des partis politiques. D’autant qu’ils ont largement contribué à la
formation des partis les plus actifs comme par exemple le Parti des
travailleurs (PT) du Brésil, le Movimiento al socialismo (MAS) en Bolivie, l’Alianza PAIS en Equateur. Christophe Ventura analyse le double
clivage qui prévaut au sein de la « gauche sociale »
latino-américaine. Celui – de fond – qui divise tenants et opposants du
« neo-desarrollismo », nationalisme populaire d’un côté, écosocialisme
de l’autre. Et celui – plus stratégique – qui oppose les partisans d’un
aboutissement politique des mobilisations aux apôtres de voies plus
autonomistes, basistes ou localistes du changement social.
L’évolution récente
Depuis 2011, des mouvements massifs, quasi
insurrectionnels, témoignent de l’exaspération des peuples. Ce n’est pas
sur une analyse d’ensemble que démarrent les mouvements. L’explosion
part de questions inattendues et se prolongent. Les mouvements au
Brésil, en Turquie, en Grèce et ailleurs se rattachent au nouveau cycle
de luttes et de révolutions qui a commencé il y a moins de trois ans à
Tunis, qui s’est étendu à l’Egypte et au Moyen Orient, a traversé la
Méditerranée et s’est propagé en Europe du Sud, en Espagne, au Portugal,
en Grèce en posant la question de la démocratie réelle. Il a trouvé un
nouveau souffle en traversant l’Atlantique à travers les “occupy” Wall
Street, London, Montréal. Il a pris des formes plus larges dans de
nombreux pays du monde, au Chili, au Canada, au Sénégal, en Croatie,
autour de la faillite des systèmes d’éducation et de la généralisation
de l’endettement de la jeunesse. Il rebondit à partir des mobilisations
en Turquie, au Brésil et en Egypte. Le pouvoir économique et le pouvoir
politique, à travers leur complicité, ont été désignés comme les
responsables de la crise. Ce qui a été démasqué c’est la dictature du
pouvoir financier et la « démocratie de basse intensité » qui en
résulte.
Les mots d’ordre explicités depuis Tunis et Le
Caire mettent en avant le refus de la misère sociale et des inégalités,
du respect des libertés, du rejet des formes de domination, de la
liaison entre urgence écologique et urgence sociale. D’un mouvement à
l’autre, il y a eu des affinements sur la dénonciation de la corruption
et la désignation du « 1% des plus riches et des plus puissants » ; sur
la revendication d’une « démocratie réelle » et le rejet de la fusion
entre les classes financières et politiques ; sur les contraintes
écologiques, de l’accaparement des terres et des matières premières.
Le Forum social Mondial de Tunis, en mars
2013, a souligné le rapport entre les nouveaux mouvements et le
mouvement altermondialiste. Ces mouvements ne se sont pas organisés dans
le mouvement altermondialiste, même si de nombreuses relations ont
existé dès le début. Les nouveaux mouvements sociaux ont leur dynamique
propre. Les jonctions avec les mouvements plus anciens de
l’altermondialisme existent mais elles sont diffuses. D’autant qu’aucun
des deux ensembles n’est homogène et qu’ils n’ont, ni l’un, ni l’autre,
de formes de représentation permettant des discussions formelles. Les
mouvements plus anciens de l’altermondialisme devront tirer les leçons
de leurs avancées et de leurs limites.
La défiance par rapport au politique a pris
une nouvelle ampleur avec les nouveaux mouvements. Elle avait été déjà
marquée avec les indignés espagnols (« vous ne nous représentez pas »),
les occupy (« vous êtes 1%, nous sommes 99% »). Elle s’approfondit avec
le Brésil. Cette défiance est explicitée avec la condamnation
systématique de la corruption. La corruption est rejetée parce qu’elle
est systémique. Elle résulte de la fusion entre le politique et le
financier qui corrompt structurellement la classe politique dans son
ensemble. Le rejet de la corruption va au-delà de la corruption
financière ; il s’agit de la corruption politique. Comment faire
confiance quand ce sont les mêmes, avec parfois un autre visage, qui
appliquent les mêmes politiques, celles du capitalisme financier. Il ne
s’agit pas seulement de la subordination du politique au financier, il
s’agit de la remise en cause d’une autonomie de la classe politique.
Ces mouvements sont spontanés, radicaux,
hétérogènes. Certains affirment que ces mouvements ont échoué parce
qu’ils n’ont pas de perspective ou de stratégie et qu’ils ne se sont pas
dotés d’organisation. Cette critique mérite d’être approfondie. Elle
n’est pas très convaincante quand on sait que le plus vieux de ces
mouvement a trois ans. Les mouvements ne rejettent pas toutes les formes
d’organisation ; ils en expérimentent des nouvelles. Celles-ci ont
démontré leur intérêt dans l’organisation des mobilisations, la
réactivité aux situations et l’expression de nouveaux impératifs, même
si la question des formes d’organisation par rapport au pouvoir n’est
pas encore entamée et laisse un goût d’inachevé.
La question fondamentale est celle de la forme
d’organisation qui permette de relier la capacité de résistance aux
classes dominantes, les affrontements dans les moments de rupture et les
formes de renouvellement du pouvoir et du politique. La discussion sur
les formes d’organisation est aujourd’hui prioritaire. A partir de la
recherche de pratiques nouvelles et d’un effort continu d’élaboration.
Les mouvements sociaux et citoyens en Amérique
latine sont porteurs de deux interrogations fondamentales. La première
concerne la jonction avec les nouveaux mouvements eft la question des
rapports au politique. La deuxième concerne le renouvellement de la
pensée de la transition sociale, écologique, démocratique et
géopolitique.
- 1. L’analyse de la Région reprend les éléments des neuf références suivantes :
- Atilio Boron, sociologue et secrétaire exécutif du CLACSO, Le dilemme des mouvements sociaux : organiser la désorganisation, Entretien dans Alternatives international, 21 octobre 2005- CETRI, État des résistances dans le Sud : Amérique latine, collection Alternatives Sud, décembre 2011.- Mariano Féliz, “Los límites macroeconómicos del neo-desarrollismo”, Herramienta, 28 Octobre 2008.- Franck Gaudichaud, Pouvoirs populaires latino-américains. Pistes stratégiques et expériences récentes, introduction du livre collectif Emancipations en construction, Editions Syllepse, 2013.- Estrella Gutiérrez, Consenso de Brasilia, modelo para armar América Latina, IPS. 3 octobre 2012.- François Houtard Los movimientos sociales y el Alba, Forum Mondial des Alternatives, 7 juin 2013.- Pierre Salama, Les économies émergentes Latino-américaines, entre cigales et fourmis, Editions Armand Colin, 2012.- Carlos Vainer, Mega eventos, mega negocios, mega protestos, Autres Brésils, juin 2013- Christophe Ventura, L’Amérique latine rebelle. Cartographie des luttes des mouvements sociaux et des problématiques sociales et écologiques, Mémoire des Luttes, 3 décembre 2011.
Publié sur le site de Contre Temps :
Lire également sur ce blog l'interview de Gustave Massiah que nous avions réalisé lors de la sortie du livre ainsi que la note de lecture que nous avions rédigée. Septembre 2011.
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