M. Colloghan

samedi 5 mars 2011

La Libye met mal à l'aise la gauche latino-américaine

BERNARD PERRIN, LA PAZ

Le soulèvement contre Kadhafi, allié politique et économique du bloc de gauche, déboussole certains gouvernements «révolutionnaires».
Stupéfiant et inquiétant parallélisme. Alors que de nombreuses chancelleries européennes sont inquiètes à l'idée de voir le colonel Kadhafi, qui était il y a peu encore un «ami intime» (Silvio Berlusconi) ou tout du moins un partenaire économique vital (90% du pétrole libyen prenait le chemin de l'Europe), tomber sous la pression de son peuple, une autre peur s'empare des gouvernements de gauche «progressistes» d'Amérique du Sud: celle d'assister à la chute d'un... camarade révolutionnaire. Le premier cas de figure n'a au fond rien de très surprenant. L'Europe capitaliste préfère un partenaire fiable, même s'il fut longtemps en tête de liste des terroristes les plus infréquentables de la planète, même s'il fait aujourd'hui tirer sur son propre peuple. Le cynisme de la realpolitik.


Faiblesse idéologique
Le second cas de figure, lui, est plus intrigant. Que du Venezuela à la Bolivie en passant par Cuba, l'Equateur et le Nicaragua, certains pleurent la chute du «guide spirituel de la révolution» malgré le massacre du peuple libyen dont il se rend coupable, démontre une triste lecture de l'histoire en cours et un aveuglement dont la gauche a déjà été trop souvent coutumière au cours du siècle passé.

Derrière la façade discursive du «socialisme du XXIe siècle», se dessine malheureusement une autre réalité: l'absence d'une réelle boussole idéologique, de Caracas à La Paz. Comment le dictateur sanguinaire libyen peut-il être un «frère révolutionnaire»? Son opposition à l'impérialisme américain justifie-t-elle donc toutes ses exactions? Comment se tromper ainsi de révolution?

Pour l'Argentin Pablo Stefanoni, directeur de l'édition bolivienne du Monde diplomatique, et auteur avec le politologue français Hervé do Alto de Nous serons des millions, Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, la réponse est simple: «Le socialisme sud-américain a été pris par surprise par les événements, et s'est retrouvé sans ressources politiques ni idéologiques pour déchiffrer les clés de ce qui se passe dans le monde arabe.»

En Amérique latine, au Venezuela, à Cuba, en Equateur, en Bolivie ou au Nicaragua, Kadhafi est encore et toujours considéré comme un «combattant révolutionnaire», malgré sa volte-face historique et son idylle nouée avec l'Occident, de Washington à Rome en passant par Londres et Paris. Hugo Chavez ne l'a pas caché: pour comprendre la révolution en cours dans les pays arabes, il avait personnellement appelé il y a quelques semaines... Tripoli! Quant au ministre des Affaires étrangères bolivien, David Choquehuanca, il avoue sa fascination pour le «Livre vert» du leader libyen, comme de nombreux autres dirigeants latino-américains.

«Soutenir les peuples»
Plus concrètement, le président nicaraguayen Daniel Ortega a ouvertement apporté son soutien au régime sanguinaire, estimant qu'il était victime d'un «lynchage médiatique afin de faire main basse sur ses richesses pétrolières». Une information, parmi d'autres, largement diffusée par Télésur, la chaîne d'information continentale basée à Caracas. Le journal cubain Granma, lui, a titré «Kadhafi dénonce un complot étranger contre la Libye». Aucune allusion à la sanglante répression. En Bolivie, Evo Morales s'est montré un peu plus prudent, appelant le colonel Kadhafi et le peuple libyen «à une résolution pacifique de la crise».

Heureusement, les gouvernements n'ont pas le monopole du socialisme latino-américain. Au Venezuela, le groupe Marea socialista (Marée socialiste, mouvance du Parti socialiste d'Hugo Chávez) appelle à la victoire du peuple libyen. Et dénonce «l'horreur dont sont capables les dictateurs, soumis ou non à l'impérialisme». Les militants vénézuéliens estiment que les événements démontrent qu'il s'agit «d'un soulèvement populaire qui fait partie du tremblement de terre démocratique qui secoue le monde arabe, de la lutte pour la liberté et la démocratie». Une lutte «qui ouvre la porte à la révolution mondiale contre le capitalisme et ses régimes d'oppression et de misère».

«La gauche, estime Pablo Stefanoni, doit soutenir les peuples, les luttes démocratiques et les aspirations à la liberté, et ne pas s'acoquiner avec des dictateurs pathétiques et corrompus sur la base de considérations purement géostratégiques.» Hervé do Alto abonde dans le même sens: «Aujourd'hui, le danger pour la gauche latino-américaine est de plaquer sa propre réalité – la lutte quotidienne contre l'impérialisme – sur celle d'autres continents. Par exemple, on peut voir dans l'instabilité politique en Libye un risque de démembrement similaire à celui que font planer les oppositions de Santa Cruz en Bolivie. Or, confondre la lutte anti-impérialiste et la lutte à mort des élites liées aux dictatures serait un recul majeur.»

Plus fondamentalement, «tant que la gauche déprécie la question du respect des droits de l'homme, considère que la realpolitik justifie tout, et qu'elle confond l'anti-impérialisme avec les intérêts bureaucratiques, il n'y a rien à attendre d'elle», tranche-t-il.

Mais si l'Europe capitaliste peut se permettre de mener des relations avec des partenaires douteux, pourquoi les pays d'Amérique latine devraient renoncer, eux, à cette realpolitik? «Tout d'abord, répond Hervé do Alto, toutes les dictatures ne massacrent pas leur peuple comme le fait actuellement le régime de Kadhafi. C'est donc un critère déterminant, si l'on considère que ces gouvernements ont justement l'ambition de développer une 'diplomatie des peuples'.»

«Ensuite, ajoute le politologue, c'est une chose d'entretenir des relations commerciales avec des régimes autoritaires, mais c'en est une autre de développer une solidarité politique à leur égard en confondant leur anti-impérialisme (qui n'est d'ailleurs en réalité souvent qu'une opposition aux USA) avec leur caractère progressiste.»

Partenaire mais pas «camarade»
Dès lors, oui, la Bolivie garde absolument le droit de commercer avec la République islamique d'Iran. «Mais personne n'oblige Evo Morales à lever le bras d'Ahmadinejad en l'appelant 'camarade'. Il faut savoir que ce régime mène une répression à l'encontre des mouvements sociaux que même la Bolivie des gouvernements de droite a été très loin d'égaler», tempère Hervé do Alto.

S'aligner sur un Ahmadinejad ou un Kadhafi au prétexte qu'il est un partenaire stratégique reviendrait donc à renoncer au «nouvel ordre mondial» progressiste, socialiste proclamé. Et renoncer à toute action dirigée vers un changement social, notamment dans le champ des relations internationales.

Mais si les luttes en cours sont loin d'être pro-occidentales, elles ne sont pas non plus fondamentalement socialistes. Comment la gauche latino devrait-elle se situer dès lors? «Karl Marx, qui ne perdait pas une occasion de critiquer la démocratie bourgeoise, considérait que cette démocratie formelle était un premier pas absolument nécessaire», répond Hervé do Alto. En d'autres termes, dans l'immédiat, le vent démocratique ouvre à nouveau (et enfin) la porte aux mouvements socialistes arabes, quarante ans après leur déroute.

La conclusion, elle, tombe de la plume de l'écrivain et militant uruguayen Raúl Zibechi: «Il faut regarder l'horreur en face. Parfois la gauche n'a pas voulu voir, pas voulu entendre, ni comprendre les douleurs des gens d'en bas, sacrifiés sur l'autel de la révolution. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas cette fois-ci.» Dénoncer de manière totalement justifiée les menaces d'intervention en Libye par l'entremise de l'OTAN ou des Etats-Unis et les tentatives d'ingérence occidentales ne doit d'aucune manière éclipser ce vrai débat.

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