M. Colloghan

jeudi 19 mars 2009

Argentine : Entreprises récupérées (2)

Richard Neuville
Synthèse du rapport de l’Université publique de Buenos Aires
En juillet 2005, l’Université publique de Buenos Aires (UBA) a présenté son deuxième rapport sur les entreprises récupérées par les travailleurs en Argentine (1). Cette enquête pluridisciplinaire a été réalisée au cours de l’année 2004. Elle prolonge la première, effectuée deux ans plus tôt, et se veut plus exhaustive. Elle tente de dégager les évolutions des entreprises récupérées à partir de l’étude approfondie de 72 de ces entreprises sur les 161 identifiées. Cette enquête a été menée auprès des travailleurs, en collaboration avec les principaux mouvements d’entreprises récupérées (2) et en lien avec des organisations syndicales et de chômeurs (3).

I. Définition de l’entreprise récupérée
L’entreprise récupérée suppose l’existence d’une entreprise antérieure fonctionnant sous le modèle capitaliste traditionnel et qui, au cours d’un processus, est récupérée par les travailleurs et gérée collectivement sous la forme d’autogestion. Ce processus comprend les phases d’occupation, d’expropriation (dans certains cas) et de reprise de la production. On les appelle entreprises « récupérées » mais on pourrait tout aussi bien les appeler « autogérées » ou « récupérées sous autogestion ».


II. Données générales
161 entreprises récupérées par les travailleurs (ERT) ont été identifiées. Elles regroupent 9100 travailleurs (en incluant les 2 200 travailleurs de l’entreprise sucrière Ingenio La Esperanza). La moyenne sur 161 entreprises est de 57 travailleurs (en excluant Ingenio La Esperanza).
Concernant la localisation et l’activité, les enquêteurs ont observé une évolution de la situation entre 2002 et 2004. L’intérieur du pays - principalement les provinces de Santa Fe et de Cordoba - concentre désormais près de 40% des ERT du pays. Les activités industrielles se situent principalement dans la Province de Buenos-Aires et à un degré moindre dans l’intérieur tandis que les activités de service sont surtout situées dans la ville de Buenos Aires.


Type d’activité
La métallurgie et les autres industries concentrent 49% des ERT. L’alimentaire, le textile, les industries graphiques et les autres services représentent près de 40% des ERT tandis que la céramique et le BTP ne représentent que 5 % des ERT.
C’est dans le secteur de la métallurgie que l’on trouve le plus d’entreprises de plus de 50 travailleurs tandis que les entreprises graphiques et de services comptent une majorité d’ERT qui emploient moins de 50 travailleurs.
Si les ERT ne concentrent qu’une faible part de l’appareil productif et ne concernent qu’un faible pourcentage de la population active, ce phénomène de récupération représente beaucoup plus et il a une répercussion sociale et politique incontestable. En tant que pratique économique nouvelle, il est une réponse possible à la crise et une modalité de lutte ouvrière qui tente d’apporter une réponse collective au problème du chômage et à la fermeture d’entreprises. Les limites du phénomène sont dépassées par sa potentialité et son exemplarité et, pour l’ensemble de la classe ouvrière, il est devenu une réalité palpable et quotidienne.


III. Les caractéristiques des ERT comme unités productives
Les politiques libérales menées au cours des années 90 ont provoqué une désindustrialisation profonde, la fermeture de milliers d’entreprises et une augmentation importante du chômage en Argentine. La structure économique et sociale a été profondément modifiée. La récupération des entreprises par les travailleurs découle de cette transformation. 65% des ERT sont issues d’entreprises créées entre les années 50 et 70 et qui ont été reconverties à partir de 1976. Seulement 26% des ERT sont issues d’un parc industriel plus récent, le plus souvent des PME, liées au phénomène de sous-traitance. Les 72 ERT étudiées concentraient 12 500 travailleurs à l’époque de leur plus grande expansion en tant qu’entreprises classique ; il n’en restait que 3 000 au moment de leurs occupations par les travailleurs et 2 570 actuellement.
Par rapport à 2002, les ERT produisant des matières premières restent stables ; celles produisant des produits de consommation intermédiaire sont en baisse et celles produisant des produits de consommation finale progressent.
La tendance sur la dernière année est à la récupération d’entreprises de consommation finale.


IV. Le processus de récupération des entreprises
Dans les années 70 et 80, il n’y a eu que quelques cas de récupération d’entreprises mais, la désindustrialisation des années 90 a accéléré le processus. A partir de 2001, année de la faillite économique de l’Argentine, la récupération d’entreprises est devenue un processus défensif dans une situation d’extrême nécessité. En effet, la récupération est perçue par les travailleurs comme l’unique possibilité de conserver leur travail. Ce processus s’est intensifié entre 2002 à 2004 (voir tableau 3). C‘est la grande différence avec les processus d’autogestion précédents, marqués par des postures offensives dans des contextes favorables pour le développement de pratiques remettant en cause le capitalisme.


Tableau 3 : Entreprises récupérées par année d’occupation
Avant 2001 : 14%; 2001 : 24%; 2002 : 22%; 2003/2004 : 40%

La récupération concerne principalement des entreprises de 20 à 50 travailleurs. Le taux d’occupation a été important en 2001/2002 et il a ensuite fortement baissé. Parmi les entreprises, 50% ont été occupées par les travailleurs et 50% ne l’ont pas été. Dans ces derniers cas, il y a eu des négociations avec les anciens propriétaires ou des récupérations par la voie légale. La durée d’occupation a évolué au cours des années : avant 2001 : 13 mois ; en 2001 : 9 mois ; en 2002 : 15 à 16 mois ; en 2003/2004 : 7 à 8 mois. Cette diminution sur les 2 dernières années peut s’expliquer par le fait que l’expérience acquise et le consensus social obtenu à travers les luttes de récupération d’entreprises ont permis un passage des entreprises aux mains des travailleurs par des conflits moins forts.
L’expropriation légale porte principalement sur le bâti, les machines, les marques et les matières premières (voir graphique 3).
L’expropriation est difficile à obtenir. Elle est, le plus souvent, obtenue pour une courte durée. Même si, à Buenos Aires, 13 ERT ont obtenu l’expropriation pour 20 ans, c’est beaucoup plus difficile à l’intérieur du pays. L’Etat n’a toujours pas adopté de cadre juridique pour régulariser les situations. Si l’occupation prolongée pénalise la reprise de la production, elle permet en revanche de faire pression sur la justice et les pouvoirs publics pour obtenir des décisions favorables. Cependant, les entreprises non expropriées sont nombreuses (53%)
La solidarité et l’appui externe sont extrêmement importants, d’autant plus que près de 20% des occupations ont fait l’objet de répression et que, dans certains cas, les travailleurs qui ont été délogés n’ont pas pu ré-occuper leur entreprise. La diversité de la solidarité démontre la légitimité sociale et politique dont jouissent les travailleurs pour la récupération de leur outil de travail. Ce sont d’abord les travailleurs des autres ERT mais également les mouvements sociaux et les syndicats qui ont contribué de manière décisive au maintien de certaines ERT et à la poursuite globale du processus. Les pouvoirs publics pour leur part sont apparus, le plus souvent, divisés.


Tableau 4 : Les causes de récupération
Enlèvement des machines : 28 %; Faillites : 27 %; Licenciements : 21%;
Salaires non versés : 21%; Autres: 3%

Les causes de récupération sont principalement de deux ordres : d’un côté, les processus frauduleux et les faillites et, de l’autre, les conflits sur les salaires et contre des licenciements.


V. L’entreprise récupérée en tant qu’unité productive
Après décembre 2001, la dichotomie entre la forme coopérative et la nationalisation sous contrôle ouvrier a occupé une grande partie du débat public avec, d’un coté, le MNER et les syndicalistes et, de l’autre, les organisations de gauche et certains chercheurs. A partir de 2003, il apparaît que ce débat n’était pas prioritaire pour les travailleurs. Une grande majorité a opté pour la forme coopérative considérant que l’autre option était peu probable compte tenu de l’absence d’intérêt de l’Etat (voir graphique 5). Cette option a également prévalu au sein des ERT qui défendaient la nationalisation sous contrôle ouvrier.
En 2004, les niveaux de production sont plus élevés qu’en 2002. Seules 11% des ERT ne produisaient pas au moment de l’enquête contre 17 % en 2002. 93% des ERT qui produisent se situent à l’intérieur du pays, 88% à Buenos Aires et 87% dans la Province de Buenos Aires. Les difficultés pour développer la production sont d’origines diverses : l’absence de capital et les difficultés d’accès au crédit, les problèmes d’infrastructures et le manque de travailleurs qualifiés. L’absence de politique publique est également jugée comme déterminante.
Il existe également un turn-over : 67% des ERT ont perdu des travailleurs et 64% en ont intégré des nouveaux. Au fur et à mesure de l’ancienneté, elles sont nombreuses à engager de nouveaux travailleurs.
Parmi ceux qui ont quitté les ERT, 19% l’ont fait pour départ à la retraite, 15% pour des conflits internes, 17% à cause des bas salaires, 10% pour le manque d’adhésion à la nouvelle forme de gestion et 39% pour d’autres raisons.
Parmi les travailleurs qui se retirent de l’entreprise, qu’elle soit récupérée ou en cours de conflit, se trouvent principalement des travailleurs qui, du fait de leur qualification, sont en mesure de retrouver du travail ailleurs sans avoir à gérer un processus autogestionnaire. Les travailleurs de la production ne représentent que 22% de ceux qui ont quitté les ERT.
La nécessité pour les ERT de s’intégrer sur le marché s’explique par le besoin de maintenir le niveau de production, par le faible appui de l’Etat et par les faibles relations que les ERT ont développé avec d’autres composantes de l’économie solidaire.
Les ERT développent principalement des échanges avec les entreprises qui détiennent un monopole et les grandes entreprises. Cela se traduit par des achats et des ventes importantes avec ces entreprises (voir graphiques 6 et 7).
Les échanges entre ERT sont donc extrêmement limités, les ERT ayant tendance à reproduire les anciens réseaux commerciaux. Il faut admettre que les différences entre elles sont énormes et que les interrelations possibles entre ERT sont à travailler pour développer des réseaux d’échanges et d’aides mutuelles. Sur les ERT consultées, seules 12,7 % ont une activité exportatrice bien que 65,9 % déclarent avoir la capacité à exporter.
De plus, compte tenu de leur diversité en terme de production, les ERT ne sont pas encore assez nombreuses pour développer des échanges importants entre elles.


VI. L’autogestion
Ce sont les relations en interne qui définissent principalement la différence entre les ERT et les entreprises traditionnelles. L’autogestion requiert une gestion égalitaire des relations économiques, une construction au jour le jour d’une pratique sociale, économique, politique et culturelle.
68% des travailleurs affirment qu’ils travaillent tous le même nombre d’heures, la moyenne étant de 9 heures, très proche de la moyenne nationale. Deux facteurs semblent influer sur l’égalité des horaires : l’année de récupération (l’égalité est la plus importante dans les ERT récupérées en 2001, année où les conflits ont été les plus forts) et la taille des entreprises (plus l’entreprise est importante, moins le temps de travail est égal).
L’égalité est plus flagrante au niveau des salaires. 56% des travailleurs des ERT gagnent le même salaire.
Il y a le même salaire dans 71% des ERT qui ont été occupées et 37% dans celles qui ne l’ont pas été. Ainsi, c’est dans les ERT où les conflits ont été les plus forts et les plus longs que l’on trouve la plus grande égalité des salaires.
L’égalité des salaires est moins importante pour les entreprises qui ont été récupérées récemment par rapport à celles qui ont été récupérées jusqu’en 2001. L’égalité des salaires varie également selon la taille de l’entreprise : 64% des salaires sont égaux dans les ERT de 1 à 20 travailleurs, 47% dans les ERT de 20 à 50 travailleurs et 54% dans les ERT de plus de 50 travailleurs.


VII. Le rôle de l’Etat
Il n’existe pas de véritable politique de la part de l’Etat en direction des ERT et il n’y a pas de cohérence entre les services administratifs dans l’intervention publique. L’absence de législation appropriée et cohérente donne aux juges une liberté excessive d’action et d’interprétation qui peut, dans certains cas, bénéficier aux travailleurs mais qui, le plus souvent, favorisent les mandataires des entreprises. Les juges ont le pouvoir d’ordonner l’expulsion des travailleurs qui occupent leurs entreprises.
Si près de la moitié des ERT ont bénéficié d’aides de l’Etat, celles-ci s’avèrent dérisoires puisqu’elles correspondent à 500 dollars par travailleur et sont limitées à 50 000 dollars par entreprise.
Fin 2003, le Gouvernement a annoncé, à grand renfort de publicité, une ligne de crédit de 6 millions de pesos pour les ERT mais les travailleurs attendent toujours cet argent.
La diversité des situations légales des ERT confirme la nécessité d’une loi qui attribue un statut définitif aux ERT. Cette revendication portée par les différents mouvements n’a toujours pas été satisfaite et les travailleurs continuent de dépendre du pouvoir discrétionnaire des juges. Ceux-ci, en général, ont des relations d’intérêt avec les bénéficiaires des faillites et sont perméables aux pressions des pouvoirs politiques, économiques et, très souvent, ont des sympathies de classe avec les patrons.


VIII. L’organisation politique
Les entreprises qui revendiquaient le contrôle ouvrier lors de la première enquête ont progressivement accepté la nécessité de créer des coopératives et d’adhérer à un mouvement.
- 76,3% des ERT adhèrent à un mouvement ou une fédération (voir graphique 11) et 20,3% ne se réfèrent à aucun mouvement. Le MNER concentre surtout les ERT de la ville de Buenos Aires et de certaines zones de l’intérieur, tandis que le MNFRT concentre les ERT de la Province de Buenos-Aires.
- Parmi les ERT qui adhèrent à une organisation, 64% y participent de manière intensive et 28% de façon sporadique. La fragmentation des organisations n’est guère différente de celle que l’on observe dans les autres secteurs du mouvement social argentin mais elle empêche de définir une politique commune et diminue leur capacité à revendiquer en direction de l’Etat.


A partir de la crise de 2001, les entreprises récupérées ont eu un réel impact sur la conscience collective des grands secteurs de l’économie et ont acquis une forte visibilité médiatique, y compris à l’étranger. Cependant, le phénomène social, politique, économique et culturel n’est pas suffisamment connu et analysé en termes d’apports pour la construction collective d’un nouveau modèle de pays et de société. Ce rapport permet d’aider à comprendre ce phénomène dans toute sa complexité, sa richesse, ses difficultés et ses aspects positifs pour le peuple argentin.


* Synthèse réalisée par Richard Neuville, Juin 2006
(1) « Las empresas recuperadas en Argentina » Rapport de la deuxième enquête du programme « Faculté ouverte » sous la direction d’Andrés Ruggeri, Carlos Martinez et Hector Hugo Trinchero, Université de Buenos Aires, juillet 2005, 120 p.
(2) Le Mouvement national des entreprises récupérées (MNER), la Fédération des coopératives de la province de Buenos Aires (FECOOTRA), la Fédération nationale des coopératives de travailleurs des entreprises récupérées (FENCOOTER) et le Mouvement national des usines récupérées par les travailleurs (MNFRT).
(3) La Centrale des travailleurs argentins (CTA), le Courant classiste et combatif (CCC) et le Pôle ouvrier.

Pour en savoir plus : Site du Mouvement national des entreprises récupérées :
www.mnerweb.com.ar

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