M. Colloghan

jeudi 13 novembre 2014

Résistance électorale d’une gauche latino-américaine en mutation



Par Richard Neuville

Quinze années après le début des expériences post-néolibérales en Amérique latine, les consultations électorales de cet automne en Bolivie, au Brésil et en Uruguay revêtaient un enjeu important pour la continuité des processus de transformation sociale. Confrontées à une offensive de la droite, qui s’est notamment traduite par sa victoire dans les grandes villes lors des élections municipales au printemps dernier en Equateur et une tentative de déstabilisation au Venezuela, la gauche latino-américaine allait-elle consolider ses positions après ses victoires au Salvador et au Chili début 2014 et fin 2013 ? Les résultats des élections du mois d’octobre semblent avoir apporté un élément de réponse. Evo Morales a été réélu pour un troisième mandat en Bolivie, le Parti des travailleurs a remporté une quatrième victoire consécutive au Brésil et le Frente Amplio (Front large) se trouve en position favorable pour obtenir un troisième mandat en Uruguay. Objectivement et indépendamment de la caractérisation de cette gauche et des politiques distinctes dans ces trois pays, l’usure du pouvoir ne se traduit pas encore totalement au niveau électoral et les résultats démontrent plutôt une consolidation malgré un recul en termes de voix particulièrement marqué au Brésil. Dans les trois pays, les électorats des candidat-e-s sortant-e-s se sont fortement mobilisés pour assurer la continuité mais ces victoires sont probablement plus fragiles qu’il n’y paraît.



Bolivie : une majorité consolidée pour poursuivre la transformation du pays

Le 12 octobre, Evo Morales et le Mouvement vers le socialisme (MAS) ont stabilisé leurs positions. Elu au premier tour, avec 61% des voix (-3 points par rapport à 2009), le président a remporté une large victoire et continue de disposer d’une large majorité à la Chambre des députés et au Sénat. En effet, le MAS a obtenu 84 sièges de députés (-4) sur 130 et 25 de sénateurs (-1) sur 36, soit une majorité des deux tiers des sièges dans les deux assemblées nécessaire pour entreprendre des réformes constitutionnelles. Le MAS l’emporte dans huit départements sur neuf, seul le Beni reste acquis à l’opposition.

En Bolivie, la droite défaite en 2008, à l’issue d’une tentative de déstabilisation de trois années et un travail de sape incessant au sein de l’assemblée constituante, n’est pas parvenue à se réorganiser (ses leaders les plus violents se sont réfugiés à Miami). Divisée, elle n’obtient que 33,5% des voix. Ses candidats, Samuel Doria Medina (Unité démocrate) et l’ex-président 2001-2002, Jorge Quiroga Ramírez (Parti démocrate-chrétien), obtiennent respectivement 24.49% et 9.07% des voix.

Les autres candidatures d’opposition, du centre-gauche et écologiste, Juan del Granado (Mouvement sans peur - MSM) et Fernando Vargas (Parti Vert de Bolivie), qui avaient quelques illusions, ne franchissent pas la barre des trois pour cent, indispensable pour leur légalisation. Ils obtiennent sensiblement le même score, 2,72% et 2,69% et leurs partis ne disposeront que d’un poste de député chacun. Lors des élections municipales de 2010, après avoir rompu avec le MAS, le MSM avait remporté les villes de La Paz et d’Oruro et il escomptait un meilleur résultat. Le second, affilié au niveau international à Global Greens, avait constitué une alliance avec, d’une part, des organisations indigènes autrefois soutiens d’Evo Morales, le Conseil national d’Ayllus et Markas de Qullasuyu (CONAMAQ) et la Confédération des peuples indigènes de Bolivie (CIDOB) et d’autre part, le collectif citoyen de Cochabamba et le regroupement politique pour la défense du parc national Tipnis. Cette candidature entendait capitaliser la mobilisation et le soutien liées aux incidents de Tipnis en opposition au projet de route de 300 kilomètres, financé par des investissements publics brésiliens, dont le tracé initial fut finalement annulé en octobre 2011 suite à la marche des opposant-e-s jusqu’à La Paz.

Au lendemain de ces élections, force est de constater que les oppositions ne sont pas en mesure de freiner le « grand pas en avant » engagé en Bolivie depuis 2005. Le pays a été moins pénalisé que ces voisins par le retournement de conjoncture et la baisse des cours des matières premières, le PIB a été multiplié par trois en neuf ans, les mesures de redistribution sociale ont permis de réduire la pauvreté de 36% en 2005 à 20% en 2014, la modernisation du pays est notable avec la construction de nombreuses infrastructures nécessaires au désenclavement du pays le plus pauvre d’Amérique du sud, même si elle se heurte à des oppositions comme dans le cas Tipnis. Pour autant, à l’image de ses voisins, il est confronté à des contradictions avec le développement des politiques extractivistes[1]. Le pays détient notamment 80% des ressources en lithium et envisage de les exploiter mais ne maîtrise pas la technologie et a dû faire appel aux chinois pour la construction d’une usine de batteries.

Les résultats montrent que les électeur-trice-s ont largement plébiscité les changements entrepris en Bolivie par Evo Morales et Álvaro García Linera et ceux-ci disposent des coudées franches pour poursuivre la transformation économique, sociale et politique du pays jusqu’en 2019.



Brésil : une victoire étriquée et un prochain mandat délicat

Le 26 octobre, Dilma Rousseff, candidate de la coalition « Avec la force du peuple » a été réélue présidente du Brésil avec 51,64 % des voix face à son adversaire de droite, Aécio Neves, Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), à la tête de la coalition « Transformer le Brésil », qui a recueilli 48,36 %. Cette élection a été acquise de haute lutte, grâce à une forte mobilisation des réseaux du Parti des travailleurs. En quatre années, Dilma Rousseff aura perdu 4,5 points et 1 125 000 voix. Le 5 octobre, lors du premier tour, elle était arrivée en tête avec 41,59 % (-5,3%) en devançant son adversaire du second tour de 8 points (33,55 %) contre 14 points lors de la précédente consultation face à José Serra (PSDB). Par rapport à l’élection de 2010, le candidat de droite a recueilli 7,3 millions de voix supplémentaires au second tour. Il apparaît qu’Aécio Neves a engrangé près des trois quarts des voix de Marina Silva, candidate du Parti socialiste brésilien (BSB) « Unis pour le Brésil » qui préconisait une politique économique plus libérale et moins interventionniste, elle avait obtenue 21,32 % au premier tour.

Largement distancée, Luciana Genro, Parti socialisme et liberté (PSOL) arrive en 4e position avec 1,6 million de voix et un taux de 1,55%. Elle devance nettement les autres candidats de la gauche radicale, José Maria de Almeida, Parti socialiste des travailleurs unifié (PSTU, qui n’a recueilli que 0,09 % des voix et Mauro Luís Iasi, Parti communiste brésilien (BCB) 0,05 %, les trois organisations n’avaient pas trouvé d’accord pour cette élection.

Il convient de noter que la participation entre les deux tours a baissé de 2,4 millions de votant-e-s (2,5 points) et que les votes nuls et blancs ont également décru, respectivement de 2,1 points et 1,13. Ces paramètres mériteraient probablement une analyse plus fine mais ils expriment indubitablement une certaine défiance vis-à-vis du système politique.

Nul doute que les mobilisations de protestation du printemps et de l’été 2013 auront pesé sur le scrutin. Les revendications pour le transport gratuit, l’amélioration des services publics de la santé et de l’éducation et la démocratisation du système  révèlent un malaise profond au regard des politiques conduites[2]. La consultation organisée par le « Mouvement pour un plébiscite populaire », initiée par le Mouvement des sans terre (MST), a remporté un succès non-négligeable puisque 7,7 millions de citoyen-ne-s y ont participé début septembre. Elle démontre amplement la nécessité d’engager un processus constituant pour changer des institutions et le système politique qui ne sont plus adaptés à la réalité brésilienne. Si on y ajoute les protestations contre le coût de l’organisation de la Coupe du monde de football et des Jeux olympiques de 2016, la contestation contre les orientations politiques est ascendante, elle ne repose plus sur les organisations sociales classiques et emprunte un nouveau répertoire d’actions. Ces contestations dénotent la faiblesse de politiques de redistribution sociale dans un pays qui demeure un des plus profondément inégalitaire et que la Bolsa familia ne saurait masquer. Elles révèlent également l’abandon des couches moyennes de la population, celles qui étaient autrefois la base sociale du PT.

Plus généralement, le modèle économique « néo-développementiste »  a conduit à privilégier l’agro-business au détriment de la réforme agraire et l’exploitation des ressources naturelles au détriment de la préservation de la biodiversité. Le net ralentissement économique puis la récession (la croissance est passée de 7,5% en 2010 à -0,8% en 2014) et l’augmentation de l’inflation pèsent sur l’activité malgré un faible taux de chômage de l’ordre de 5% et des augmentations de salaire dans le secteur public. Le prochain mandat de Dilma Rousseff s’annonce particulièrement délicat. Début novembre, sur les conseils du FMI, elle a annoncé la mise en œuvre d’une politique d’austérité pour juguler l’inflation. Le progrès social risque bien d’en faire les frais.



Uruguay : enracinement de la gauche et inflexions prévisibles

Le 26 octobre, Tabaré Vázquez et le Frente Amplio (FA) sont arrivés largement en tête lors du premier tour des élections générales[3]. Le candidat a obtenu 47,81 % des voix, soit un score quasi-identique avec celui de son prédécesseur Pepe Mujica en 2009 (47,95%) et, ce alors que toutes les diverses enquêtes prédisaient un score oscillant entre  42 et 44%, ce qui n’a manqué de déclencher une polémique importante à l’encontre des instituts de sondage et de la presse acquise à la droite.

Le FA a obtenu une courte majorité absolue à la Chambre des députés (50 sièges sur 99 (égale à la précédente législature) et l’obtiendra au Sénat en cas de victoire au second de la présidentielle (En Uruguay, le vice-président siège au Sénat), Il détient 15 sièges (-2) sur 30. Le FA est en tête dans treize départements sur dix-huit. Les rapports de force internes sont plutôt en faveur d’un renforcement des positions de la gauche au sein de la coalition dans les deux chambres, avec notamment six sièges de sénateur-trice-s pour le Mouvement de participation populaire (organisation du président sortant) et trois pour le Front Liber Seregni face aux partis socialiste et communiste mais le pouvoir du président est important.

Leurs deux opposants de droite, les « héritiers » Luis Alberto Lacalle Pou du Parti national et Pedro Bordaberry du Parti Colorado, ont obtenu 30,88 % et 12,89 %[4]. Leurs partis, qui ont dominé la vie politique en Uruguay pendant un siècle trois quarts (ils ont été créés la même année, en 1836 et ont gouverné en alternance le pays jusqu’en 2004), ils ont obtenu respectivement 32 (+2) et 13 (-4) sièges de députés et 10 (-7) et 5 (=) sénateurs.

Les autres formations n’ont recueilli que très peu de suffrages, Pablo Mieres et le Parti indépendant (Centre) qui espéraient un bon score, n’obtiennent que 3,09 % des suffrages, 3 (+1) sièges de députés et 1 (+1) de sénateur. L’unité populaire (coalition de 6 petites organisations d’extrême gauche dont certaines ont quitté le FA) obtient le modeste score de 1,13 % et 1 (+1) poste de député conquis à Montevideo. Le Parti écologiste radical intransigeant (si, si, cela existe…), opposé au projet d’exploitation minière dans le centre du pays et au développement des plantations d’eucalyptus pour alimenter les énormes papeteries à capitaux finlandais, ne recueille que 0,75 % des voix, enfin le Parti des travailleurs (formation trotskyste orthodoxe ayant refusé d’intégrer l’Unité populaire) n’obtient que 0,13 %.

Le président sortant, Pepe Mujica, termine son mandat avec un taux de popularité jamais égalé dans l’histoire de l’Uruguay. Il aura marqué son empreinte par l’adoption de mesures sociétales comme le mariage pour tous, la légalisation de l’avortement (seul état en Amérique du Sud) et celle de la marijuana. Mais aussi par un engagement personnel en faveur des expériences autogestionnaires, en impulsant la création d’un fond spécifique d’aides aux entreprises récupérées et la résolution de la question de la sécurité juridique relative aux expropriations. Par contre, il aura poursuivi l’orthodoxie financière et économique de son prédécesseur et probable remplaçant, Tabaré Vázquez. Le pays a été moins touché par le ralentissement économique, observable en Argentine, au Brésil et surtout au Venezuela. Pour la onzième année consécutive, la croissance a été positive (4,4% en 2013) et les prévisions indiquent 2,8% pour 2014. La présidence de Tabaré Vázquez marquera probablement des inflexions et il n’est pas exclu que les lois sur l’avortement et la marijuana soient remises en cause.



« Fin d’étape héroïque » et processus de lulización de la gauche latino-américaine[5]

Les évolutions en cours en Amérique latine ne peuvent se mesurer à l’aune des résultats électoraux de ces trois pays car il faudrait notamment prendre en compte les crises en Argentine et au Venezuela, fussent-elles de nature différente, mais qui pèsent sur l’avenir du sous-continent. Pablo Stefanoni parle de « fin d’étape héroïque » et de lulización de la gauche latino-américaine, résultant de la crise vénézuélienne qui a laissée le champ libre au Brésil pour s’imposer définitivement comme leader régional avec son modèle économique « néo-développementiste » en lien avec les entreprises supranationales[6]. Si les expériences développées depuis quinze ans peuvent être caractérisées de post-libérales, en rupture avec le consensus de Washington, au regard de l’intervention des états et la mise en œuvre de réformes structurelles importantes concourant à un développement économique et au progrès social, elles ont été également victimes de la crise du centre du capitalisme. Le retournement de la conjoncture se traduit par un ralentissement économique qui pèse indéniablement sur les choix politiques.

La perspective du socialisme du XXIe siècle, concept jamais réellement défini, s’est envolée avec la mort d’Hugo Chávez et la Bolivie, l’Equateur et le Venezuela ont perdu le monopole idéologique au sein de l’Union des nations d’Amérique du sud (UNASUR). Et, l’Amérique du sud risque d’être confrontée dans les prochaines années à une nouvelle droite capable de combiner le populisme sécuritaire, le libéralisme culturel et un visage social.

La gauche latino-américaine a combiné l’augmentation de l’exploitation des ressources naturelles et les politiques sociales dans le cadre du consensus « néo-développementiste » mais ces politiques ont généré un accroissement des conflits environnementalistes (Argentine, Bolivie, Brésil, Equateur et Pérou). La re-primarisation des économies, l’influence croissante chinoise, la construction d’infrastructures et l’exploitation des ressources dans des zones protégées (Tipnis, Yasuni) provoquent de plus en plus de débats. Le développement important de la culture du soja en Argentine, Brésil et au Paraguay, impulsé par la demande asiatique, ont transformé profondément la production agraire et la vie rurale dans ces pays. Si les politiques sociétales ont évolué avec l’adoption de mesures en faveur de l’égalité des sexes en Argentine, le mariage pour tous au Brésil et en Uruguay comme évoqué plus haut, Evo Morales et Rafael Correa s’opposent farouchement à toutes ces mesures et l’avortement n’est toujours pas légalisé en Argentine et au Brésil.

Au regard du contexte global, les victoires des partis sortants dans les trois pays évoqués apparaîtront fragiles, bien qu’à des degrés divers, si les gouvernements respectifs n’entreprennent pas des politiques de transformation plus audacieuses, en rupture  avec le modèle capitaliste et productiviste. La désillusion est très forte au Brésil, elle pourrait se traduire par des alternances de droite dans plusieurs pays au cours des prochaines années. D’autant que force est de constater que la gauche radicale dans ces différents pays ne parvient pas à percer électoralement et ne se trouve pas en mesure de capitaliser les mécontentements. Elle pourrait cependant avoir un rôle important à jouer dans les mobilisations qui ne manqueront pas de surgir.

Richard Neuville

Article rédigé pour Rouge et Vert - Novembre 2014



[1] Relire à ce sujet, Richard Neuville, « Bolivie : Un type de développement aux conséquences environnementales prévisibles », Rouge & Vert n° 275, Mai 2008, p. 23. Consultable également sur :


[2] Paulo Marques, « Le Brésil indigné » Rouge & Vert n° 366 – Juillet 2013, p.6-9. Consultable également sur : http://alterautogestion.blogspot.fr/2013/07/le-bresil-indigne.html

[3] Le Frente Amplio est une coalition composée d’une trentaine d’organisations politiques et d’assemblées du centre-gauche à l’extrême gauche, elles-mêmes constituées en regroupements en interne. Il a créé en 1971 et plusieurs fois refondé, il rassemble notamment le Mouvement de participation populaire (constitué d’ex-Tupamaros) principale organisation, Le Parti socialiste, le Parti communiste, le Parti socialiste des travailleurs (IVe Internationale), le Front Liber Seregni, etc. Il entretient des relations étroites avec la centrale syndicale unique, le PIT-CNT.

[4] Leurs familles occupent des postes de dirigeants depuis des décennies et ont occupé la charge de président de la République.

[5] Lulización en référence à l’influence exercée Lula.


[6] Pablo Stefanoni, « la lulización de la izquierda latinoamericana”, Brecha, Montevideo, Octubre 2014, p.34-35.

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