M. Colloghan

jeudi 13 novembre 2014

« L’économie des travailleur-se-s », une rencontre sud-américaine porteuse de perspectives


Par Richard Neuville

La première rencontre sud-américaine de « L’économie des travailleur-se-s » s’est tenue les 3 et 4 octobre en Argentine. Elle s’inscrivait dans le prolongement de son homologue européenne réunie à Gémenos début 2014 et précédait celle de la région nord et centre-américaine / Caraïbes prévue les 7 et 8 novembre prochains à Mexico. L’objectif est désormais de réussir la convergence de ses trois initiatives régionales à l’occasion de la prochaine rencontre internationale biennale qui se déroulera dans l’usine VTELCA (Venezolana de Telecomunicaciones) à Punto Fijo au Venezuela en juillet 2015[1]. L’association pour l’autogestion, représentée à Pigüé par l’auteur de cet article, se mobilisera dans les prochains mois pour que le continent européen soit dignement représenté pour cette Ve rencontre mondiale.


Une entreprise récupérée de haute lutte

Cette rencontre se déroulait à Pigüé dans les locaux de la Coopérative Textiles du même nom. La particularité de cette usine récupérée est d’être installée dans une petite ville conservatrice de 15 000 habitant-e-s, dans une région peu industrialisée et dont l’activité économique repose essentiellement sur l’élevage bovin. En effet, Pigüé se situe en pleine Pampa à près de 600 kilomètres de Buenos Aires. Autre caractéristique, elle fut créée à la fin du XIXe siècle par des immigrant-e-s français originaires de l’Aveyron (une quarantaine de familles rouergates fuyant la misère s’y installèrent et la colonisèrent).


La Coopérative Textiles Pigüé regroupe aujourd’hui 130 travailleur-se-s associé-e-s. Leur longue lutte fut beaucoup moins médiatisée au niveau international que celles des entreprises Zanón / FaSinPat ou Bruckman, largement relayées par des réseaux politiques, mais qui peut s’expliquer également par le fait qu’elle débuta légèrement après la vague d’occupations d’entreprises de 2001/2002. Elle put cependant bénéficier du soutien indéfectible de l’association des Mères de la Place de Mai et, notamment, celle qui était sa présidente à l’époque, Hebe de Bonafini, du Mouvement national des entreprises récupérées (MNER) récemment créé, ainsi que d’universitaires engagés dans le programme « Faculté ouverte » de l’université de Buenos Aires. L’entreprise de Pigüé appartenait au conglomérat Gatic SA, qui détenait des licences d’Adidas et d’autres marques pour la fabrication d’articles de sport répartie dans une dizaine d’usines, employant  jusqu’à 8 000 travailleur-se-s, dont 500 travailleurs sur le site de Pigüé dans les années 90. En septembre 2003, quand la production fut interrompue, que les salaires n’étaient plus versés et, alors que le syndicat recommandait la passivité dans l’attente du résultat des négociations sur l’indemnisation des 220 travailleur-se-s encore présent-e-s et postulait sur une hypothétique reprise de l’entreprise, une soixante d’entre eux-elles décidèrent d’occuper l’usine avec le soutien du MNER. En février 2004, 150 travailleur-se-s constituèrent la coopérative et l’occupation se poursuivit jusqu’à l’expulsion par la police en août 2004. Après l’approbation d’une loi d’expropriation par le parlement de la province de Buenos Aires en décembre 2004, les travailleurs décidèrent de réoccuper l’usine en janvier 2005 et commencèrent à produire, en s’inspirant du mot d’ordre du MNER « Occuper, résister, produire ». Il faudra cependant attendre décembre 2013 pour que l’expropriation définitive de l’usine soit entérinée à l’issue d’une lutte héroïque de dix ans, ponctuée par de nombreux rebondissements politiques et juridiques[2].


Une indispensable accumulation d’expériences

pour construire des alternatives concrètes au capitalisme

Il convient tout d’abord de saluer les travailleur-se-s de la coopérative Textiles Pigüé pour la très bonne organisation logistique de cette rencontre. Celle-ci a réuni plus de 250 participant-e-s, en grande majorité des travailleur-se-s d’entreprises récupérées (ERT) argentines mais également des militant-e-s sociaux et politiques, des intellectuel-le-s et des universitaires brésilien-ne-s, colombien-ne-s, uruguayen-ne-s, vénézuélien-ne-s et une petite délégation de français-ses qui s’intéressent aux problèmes et aux potentialités de « l’économie des travailleur-s-e-s » dans une perspective de construction d’alternatives à la crise du capitalisme mondialisé.


La rencontre se déclinait autour de six axes, articulant des tables rondes, des débats et des travaux en commissions :

-          La situation latino-américaine dans la nouvelle crise du capitalisme : analyses et réponses de l’économie des travailleurs ;

-          L’autogestion en débat : autogestion, cogestion, contrôle ouvrier, coopérativisme et autres formes de gestion économique ;

-          Les problèmes de l’autogestion : gestion, production et intégration productive, technologie, la situation légale ;

-          Le rôle de l’Etat et les politiques publiques dans les processus d’autogestion ;

-          Les défis du syndicalisme et des autres formes d’organisation des travailleur-se-s dans le contexte capitaliste actuel ;

-          Le travail précaire, informel et l’exploitation : Exclusion sociale ou reformulation de formes de travail dans le capitalisme mondialisé.


Les nombreux témoignages de travailleur-se-s engagé-e-s dans des expériences très diverses, plus ou moins anciennes, et confrontées à des problèmes différents ont permis d’appréhender la réalité des processus en cours. En effet, alors que les coopératives argentines des secteurs de l’imprimerie et de la métallurgie ont, pour l’essentiel, largement consolidé leur outil de travail et ont constitué des réseaux pour mutualiser les investissements et la production, les travailleur-se-s de l’hôtel Bauen restent sous la menace d’une expulsion du jour au lendemain. D’une manière générale, il existe une grande diversité des ERT, caractérisée par des pratiques très variables comme l’a expliqué la sociologue Melina Perbellini.


Le processus de récupération d’entreprises par les travailleur-se-s en Argentine évolue comme l’a montré le dernier relevé publié en avril 2014. 311 ERT ont été répertoriées dont une soixantaine au cours des trois dernières années, avec une diversification des secteurs d’activité comme le démontrent notamment les récupérations de restaurants ou d’établissements scolaires, il se traduit également par une extension géographique à quasiment l’ensemble du pays[3]. La même tendance est observée eu Uruguay, alors que le processus s’est nettement ralenti au Brésil à partir de 2003 après avoir été précurseur dans les années 90[4].


Si le débat entre nationalisation sous contrôle ouvrier et coopérativisme a été clos très rapidement en Argentine (période 2002/2003) selon José Abellí[5], les travailleur-se-s brésilien-ne-s de Flaskô[6] continuent de le poser, tout comme leurs homologues vénézuéliens en revendiquant le contrôle ouvrier plutôt que la gestion ouvrière directe. D’une manière générale, le dilemme entre, d’un coté, un rapport privilégié avec l’Etat et la revendication de politiques publiques et, de l’autre, l’autonomie du pouvoir populaire reste prégnant. Il pose de fait la nature même de l’Etat et de ses institutions, selon leur caractérisation bourgeoise ou qu’il soit dans une perspective socialiste. De ce point de vue, la confrontation avec des fonctionnaires argentins en charge des programmes d’appui et du cadre législatif a été pour le moins percutante. Les travailleur-se-s ont notamment déploré l’absence de clarté des politiques publiques et de résolution de la couverture sociale, et les freins politiques et juridiques à la mise en œuvre des lois d’expropriation. De l’autre coté du Rio de la Plata, en Uruguay, la situation est différente, les engagements de l’Etat et à un niveau personnel celui du président Pepe Mujica ces dernières années ont permis de mettre en place un fond spécifique d’aides aux entreprises autogérées et de résoudre la question de la sécurité juridique relative aux expropriations.


Des représentants de l’économie populaire (cartoneros, bénéficiaires de programmes sociaux, etc.) ont rappelé l’importance du développement de processus d’organisation à la base (à partir du territoire et de la communauté). Ces dernières années, les mouvements populaires ont adopté des formes d’autogestion pour constituer des unités économiques de production et de services dans des zones aussi bien urbaines que rurales. Les intervenants ont notamment insisté sur la nécessité de conquérir un véritable statut de travailleur-se-s, posant ainsi les défis de l’organisation des travailleur-se-s informel-le-s, dont certain-e-s n’ont jamais travaillé dans une entreprise classique. Et, d’observer que si, dans une période de forte croissance, 5 millions d’emplois ont été créés en une décennie en Argentine, beaucoup de travailleur-se-s restent sans emploi. Plus généralement, ces mouvements populaires sont parvenus à exercer une influence sur les gouvernements, comme on l’observe dans plusieurs pays d’Amérique du sud, en actualisant la question du rôle des Etats en tant que catalyseurs potentiels de ces processus, ce qui interroge de nouveau la relation entre le pouvoir étatique et l’autonomie du mouvement populaire.


Flávio Chedid, universitaire brésilien, auteur d’une analyse comparative sur la technologie sociale entre les expériences argentines et brésiliennes, a rappelé que les ERT se distinguent nettement des entreprises classiques, elles adoptent de moindres rythmes de travail qui se traduisent par une baisse sensible du nombre d’accidents du travail ; elles développent des activités éducatives, culturelles, agro-écologiques en lien avec les communautés ; elles améliorent les relations entre les travailleur-se-s ; elles constituent des réseaux pour mutualiser les investissements et la production ; elles remettent en cause la division des tâches et contribuent à l’émancipation des femmes à travers notamment la prise de responsabilité sur les lieux de travail ; enfin, elles permettent l’instauration d’une véritable démocratie interne[7].


Cette brève présentation ne permet pas de décrire de manière exhaustive la multiplicité des interventions, les thèmes abordés et la richesse des échanges. De mon point de vue, le rapport au marché et la mise en place de circuits de distribution alternatifs n’ont pas suffisamment été traités. Mais les travaux en commission les ont évoqués partiellement et ils ont permis d’établir une liste de problèmes, de questionnements sur lesquels il importerait d’agir, de réfléchir et d’améliorer : l’expropriation des entreprises capitalistes, l’accès aux lignes budgétaires des programmes publics, l’achat des produits par les pouvoirs publics, la diffusion des expériences, les relations avec les syndicats, les contradictions dans les pratiques quotidiennes, les rapports avec les Etats et ceux entre l’économie sociale et l’économie populaire.


Une solidarité internationaliste bien affirmée

L’assemblée a décidé de mettre en place un « fond de soutien des luttes » pour la récupération des entreprises. Elle a adopté des déclarations de soutien aux travailleur-se-s de Bauen[8], à la mémoire de Robert Serra, député vénézuélien assassiné le 1er octobre et un clip a été tourné en solidarité avec les travailleur-se-s de Rimaflow (Italie) qui ont récupéré leur outil de travail il y a un an. Un message des travailleur-se-s de Fralib saluant cette rencontre a également été lu. Au cours de ces deux journées, des films sur les expériences de luttes des travailleur-se-s de Bauen, de Flaskô, des Textiles Pigüé et « El diario del centro del país »[9], journal récupéré à Cordoba ont été projetés.


Cette rencontre régionale sud-américaine a été une bonne préparation pour celle de Punto Fijo qui réunira à l’échelle internationale des représentant-e-s de plusieurs continents pour débattre des problèmes et des potentialités de l’économie des travailleur-se-s. Plus que jamais, l’autogestion et la récupération des entreprises constituent une alternative pour garantir les droits et les intérêts des travailleur-se-s face au capitalisme mondialisé, qui aliène et exploite de plus en plus. Ces rencontres s’appuient avant tout sur les expériences des entreprises récupérées par les travailleurs, du mouvement coopératif, de contrôle ouvrier et de cogestion, de l’économie solidaire et toutes autres formes de luttes auto-organisées pour la sauvegarde des emplois et la gestion directe des entreprises. Elles permettent notamment de confronter des positions entre les acteur-trice-s des ERT, les milieux sociaux, politiques, intellectuels et universitaires dans le but d’esquisser des pistes d’alternatives concrètes au capitalisme et de consolider les expériences en cours. Convaincue de leur intérêt et de leur visée internationaliste, l’association pour l’autogestion s’y engage totalement et, en sa qualité de structure coorganisatrice de la prochaine rencontre internationale, elle œuvrera pour qu’une délégation européenne plurielle et conséquente soit présente à Punto Fijo.

Richard Neuville

Article rédigé pour le site de l'Association pour l'autogestion : 

[1] Pour en savoir plus sur les Rencontres de « l’Economie des travailleurs », lire les différents articles : - Richard Neuville, « Les alternatives autogestionnaires et le travail face à la crise économique globale », Septembre 2013. Consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=3343 ;

- "Rencontre européenne L’économie des travailleurs dans l’entreprise Fralib", publié dans ContreTemps n°22 - Eté 2014, p.99-103. Consultable sur :


- « Premières rencontres régionales de « L’économie des travailleur-se-s » à Pigüé et à Mexico », Septembre 2014. Consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=4497

- Benoît Borrits, « Rencontres « L’économie des travailleurs » : un essai à transformer », Février 2014. Consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=3939

[2] Andrés Ruggeri y co, « Cooperativa Textiles Pigüé – un historia de la recuperación de una fábrica de Gatic”, Ediciones Continente – Biblioteca Economía des los Trabajadores, Buenos Aires, 2014.

[3] Richard Neuville, « Plus de 60 entreprises récupérées en trois ans en Argentine », Avril 2014. Consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=4227

[4] Richard Neuville, « Les entreprises récupérées par les travailleurs au Brésil », Mai 2014. Consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=4354

[5] Ancien vice-président du Mouvement national des entreprises récupérées (MNER).

[6] Vanessa Sigolo, « Flaskô, dix ans d’occupation d’usine » et « Manifeste : 10 années d’occupation de l’usine Flaskô », traduction Richard Neuville, 2014. Consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=4090

[7] Flávio Chedid, Autogestão em empresas recuperadas por trabalhadores Brasil e Argentina”, Editora Insular, Florianópolis, 2014.

[8] Voir Appel « 15 et 16 avril : Solidarité avec les travailleurs de l’hôtel Bauen », Traduction Richard Neuville, Avril 2014, consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=4165


[9] Voir les articles de : Baptiste Bloch, « El diario del centro del país » : success story d’une entreprise récupérée argentine”, Février 2013, consultable sur : http://www.autogestion.asso.fr/?p=2596 ; Nils Solari, « Argentine : l’expérience d’un journal récupéré et autogéré », Juin 2013, http://www.autogestion.asso.fr/?p=3160 et de Construire l’utopie, « El diario » un journal récupéré et autogéré par ses travailleurs », Novembre 2013, http://www.autogestion.asso.fr/?p=3561

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire