M. Colloghan

dimanche 7 septembre 2014

Impact et incidences des politiques publiques dans le développement coopératif vénézuélien



Par Richard Neuville
La constitution vénézuélienne adoptée en 1999 a attribué une place prépondérante à la participation populaire. Sur le plan économique et social, dans son article 184, elle facilite l'action des instances de cogestion, d'autogestion à travers la "participation des travailleurs à la gestion des entreprises publiques" et la "gestion d’entreprises sous forme coopérative et d’entreprises communautaires de service pour favoriser l’emploi" et "toute forme associative guidée par des valeurs de coopération mutuelle et de solidarité"[1]


L’économie sociale et le « développement endogène » figurent dans les axes prioritaires du gouvernement bolivarien. C’est dans cet esprit que la loi sur les coopératives est promulguée en septembre 2001. Si dans un premier temps, ses effets seront limités, les coopératives connaitront un véritable essor à partir de 2004 avec la mise en œuvre du nouveau modèle de développement » défini d’un point de vue stratégique comme « endogène ». Entre décembre 2004 et mai 2005, plus de 250 000 personnes seront formées aux valeurs du coopératisme. En septembre 2004, le gouvernement créera le ministère de l’Economie populaire (MINEP) pour institutionnaliser le programme Vuelvan Caras, promouvoir les Nude (Noyaux de développement) et coordonner le travail des institutions de crédit. Les coopératives seront considérées comme une composante essentielle « d’un modèle économique orienté vers le bien-être collectif plutôt que vers l’accumulation du capital » (MINEP 2005).


Ce volontarisme politique donnera rapidement des résultats probants mais montrera également des limites. Leur nombre passera de 800 coopératives et 20 000 associés en 1998 à 260 000 coopératives et à un million et demi d’associé-e-s en 2008. Dans leur grande majorité, les coopératives seront des petites unités et une partie d’entre-elles périclitera rapidement. Des dérives de gestion seront également observées et des entreprises capitalistes profiteront du cadre légal pour se constituer en coopératives. Sunacoop, l’organisme chargé de superviser les coopératives, devra s’employer à assainir le secteur. Le développement magistral va s’accompagner d’une grande dépendance vis-à-vis des marchés de l’État et des communes. La cohabitation avec le mouvement coopératif traditionnel, plus autonome, s’avèrera compliquée[2]. A partir de 2007, for de ces constats, le développement des coopératives cessera d’être une priorité pour le gouvernement.



« Politiques publiques et coopérativisme vénézuélien »

Une étude universitaire réalisée par Héctor Lucena et Dioni Alvarado publiée en 2013 analyse la complexité du développement coopératif engagé dans le cadre du processus politique bolivarien au cours de la période 1999-2013, elle questionne notamment les répercussions des politiques publiques et leurs incidences pour l’autonomie du mouvement coopératif [3].



Les auteurs rappellent que si les associations de coopératives avaient participé au processus constituant et à la rédaction de la nouvelle constitution adoptée en décembre 1999 et, que si certains secteurs coopératifs avaient été consultés avant la publication du décret-loi sur les coopératives de 2001, ce mouvement a, par la suite, été largement ignoré. Ils pointent également que le développement coopératif, engagé au niveau étatique, a privilégié les coopératives de travail associé et de production dans le secteur des services et que certaines entreprises en difficulté économique ont été restructurées par la voie de la coopération.



Le développement coopératif dans le processus révolutionnaire bolivarien

L’impulsion donnée par le gouvernement a connu deux étapes, la première entre 2001 et 2003 et la seconde entre 2004 et 2007, au cours de laquelle 81% des coopératives ont été constituées. Ces deux cycles de développement sont à mettre en parallèle avec la grande instabilité politique (Coup d’Etat et lock-out patronaux) qu’a connue le pays au cours de la première période. A partir de 2004, le gouvernement consolidé au pouvoir a entrepris de substituer la capacité productive et de prestations de services de l’entreprenariat privé en la transférant à des personnes organisées en coopératives. Mais la grande majorité des initiatives (74%) répondaient à des besoins familiaux, d’associés et de la communauté dans le but de trouver une sortie au chômage.



Fin 2008, 260 000 coopératives avaient été enregistrées alors qu’elles n’étaient qu’à peine un millier en l’an 2000. La majeure partie de ce développement est liée à l’action gouvernementale mais ce boom a ouvert l’appétit d’entreprises privées qui souhaitaient avoir accès aux avantages, au crédit et aux contrats avec les entités publiques. Dans certains cas, les employeurs ont contraint leurs travailleurs à s’organiser en coopératives pour travailler en sous-traitance.



Pour Nelson Freitez, le développement étatique du coopérativisme répond plus à « une politique d’assistance qu’à un développement économique », ce qui s’est traduit par un meilleur développement dans le secteur associatif que dans la production[4]. Si jusqu’en 1997, les coopératives étaient principalement présentes dans l’épargne et le crédit, les services aux personnes, l’agriculture et le transport, par la suite il y a eu une prédominance des services aux personnes et aux entreprises.



Le secteur coopératif traditionnel -qui rappelons-le avait participé activement à la rédaction des principes dans le cadre de l’Assemblée constituante en 1999- émit des réserves et exprima un certain scepticisme vis-à-vis du développement coopératif impulsé par l’Etat lors de la publication du décret-loi de 2001 car celui-ci dérogeait aux principes même de ce mouvement. Rapidement, il put constater que ces craintes étaient fondées car beaucoup d’organisations à peine créées disparurent. Lors du recensement de 2006, à peine 25% des 155 000 enregistrées remplissaient les conditions requises comme la capacité à montrer les cahiers de délibérations collectives et la nomination des associé-e-s.



Durant les quinze années écoulées, l’Etat a donc été le principal protagoniste pour impulser la création de coopératives au Venezuela. Au cours de la période 2001-2012, 300 000 coopératives ont été créées alors qu’elles n’étaient que 762 en 1998. Cependant, malgré l’expansion quantitative impressionnante, beaucoup d’organisations se sont constitué avec un nombre minimal de 5 associé-e-s comme l’exige la loi. Entre 1998 et 2008, 1,5 milliard de bolivares de crédit ont été octroyés dont une partie significative n’a pas été récupérée. Comme indiqué précédemment, la loi a été abondamment utilisée par le secteur privé pour développer la sous-traitance afin de faire baisser les coûts de production et se désengager de ses responsabilités salariales. Le secteur public n’a pas été en reste et il a fortement incité les entreprises sous-traitantes à se constituer en coopératives.



Selon le recensement de 2006, qui relevait 42 000 coopératives actives sur les centaines de milliers constituées, le Venezuela serait en tête des pays latino-américains quand au nombre d’entités regroupant 1 million d’associé-e-s. Cependant l’impact au niveau économique était bien moindre que celui attendu. Paradoxalement, les coopératives les plus importantes sont des organisations qui ont, pour l’essentiel, été créées avant 1998, à l’image de l’entreprise CECOSESOLA qui a été fondée en 1967 et qui regroupe aujourd'hui 1200 travailleurs associés[5].



Analyse du phénomène coopératif

La croissance exponentielle de coopératives au Venezuela a été critiquée par les acteurs du mouvement coopératif traditionnel. Oscar Bastidas a pointé l’existence de « fausses coopératives » qui ne répondent pas aux normes de ce mouvement, en ce sens qu’elles ne recouvrent pas la double dimension association/entreprise. Il faut entendre par là, qu’elles n’ont pas le sens de la propriété collective, ni de la gestion démocratique réelle mais qu’elles sont constituées par des groupes de cinq associé-e-s qui se convertissent de fait en associé-e-s capitalistes exploiteurs de la force de travail de leurs salarié-e-s. Ce « petit groupe dominant dans les fausses coopératives ne respecte pas les principes et les valeurs coopératives et ne développement ni la formation, ni la participation, ni l’intégration ». Ces coopératives « génèrent exclusivement du profit sans inclure la responsabilité sociale avec et pour la communauté »[6].



Autonomie des coopératives et politiques publiques

Les auteurs de l’étude pointent également la « subordination des coopératives au pouvoir économique de l’Etat, ce qui facilite leur incorporation dans la machine électorale qui profite avant tout au niveau politique, mais qui ne rapporte pas en termes économiques ». Pour eux, le clientélisme politique s’est développé de manière significative ces dernières années, ce qui a « généré des distorsions dans le fonctionnement des coopératives », ils rappellent que les valeurs comme l’autonomie et la transparence sont incompatibles avec les formes clientélistes politiques.



Ils illustrent leurs propos avec la coopérative COPALAR (Association de services multiples agricoles), créée en 1980 dans l’Etat de Lara, qui était une des coopératives agricoles les plus développées en termes d’associé-e-s et de production au Venezuela. Cette coopérative était composée de producteurs de café et réunissait 700 familles de 80 hameaux de la zone en 1990. Son développement fut complexe mais constant, parvenant à produire pour l’exportation afin d’améliorer les conditions de vie des associé-e-s. Mais en 2005, dans le cadre du « Plan Café », le gouvernement leur offrit des crédits importants à la condition expresse de vendre leur production à certaines entreprises et leur demanda d’installer une usine de torréfaction, qui allait être rapidement confrontée à de graves problèmes structurels. Au bout d’un certain temps, la coopérative s’est retrouvée en faillite du fait de la corruption et de la mauvaise gestion de la direction qui s’est laissé tenter par l’afflux de ressources sans contrôle.



Certaines coopératives historiques se trouvent plus affectées que bénéficiaires du clientélisme à l’œuvre avec les politiques publiques de développement. L’étude met en évidence les traits sous-jacents qui apparaissent quand l’Etat intervient dans le mouvement coopératif sans mesurer la portée de ses politiques. De même, les valeurs d’autonomie et de transparence ne sont pas seulement des principes moraux, mais également des éléments pratiques essentiels pour la viabilité économique des coopératives.



Nouvelle perception du mouvement coopératif par l’Etat

Le diagnostic du « pseudo-coopératisme », consistant à développer massivement les coopératives qui adoptent la forme mais pas le fond a été partagé par des analystes idéologiquement proches du gouvernement. Dès 2007, Hugo Chávez Frías, conscient des difficultés et faisant curieusement référence à l’expérience coopérative yougoslave, déclara que le programme coopératif vénézuélien n’avait pas été un instrument de transition vers les objectifs socialistes que la « révolution bolivarienne » prétendait atteindre[7]. A partir de là, les coopératives ont cessé d’être le véhicule idéologique essentiel de transformation économique. Elles ont été substituées par les Entreprises de production sociale (EPS), dans le cadre du Projet national Simón Bolívar 2007-2013, devenues pas la suite les Entreprises de propriété sociales.



Conclusions de l’étude

Malgré ces constats, Il est indéniable que les coopératives ont joué historiquement un rôle important pour permettre l’inclusion de secteurs populaires dans le tissu social vénézuélien, avec plus ou moins de succès selon les zones et régions du pays, et dans les activités économiques de production de biens et de services, la consommation et l’épargne. A partir de la Constitution de 1999 et la loi de 2001, les coopératives ont constitué l’archétype organisationnel à développer par le moyen de politiques publiques afin de générer une économie sociale active et se substituer d’une certaine manière aux entreprises capitalistes. Cependant, le développement exponentiel de coopératives, liées aux contrats avec l’Etat et à l’argent public, s’est avéré être une impasse. La réaction de l’Etat a alors été de déclarer l’inutilité du coopérativisme comme instrument transformateur de la société et de le substituer par les EPS.



Les auteurs concluent qu’après plus d’une décennie de développement des coopératives, il faut souligner qu’il y a aujourd’hui quarante fois plus de coopératives qu’au début du processus, et que beaucoup d’entre-elles ont permis à des familles et à des travailleurs exerçant des activités informelles de se doter d’un statut juridique par l’appui des politiques publiques. La quasi-totalité du mouvement coopératif traditionnel se maintient en marge des ressources de l’Etat, même si certaines expériences qui y ont eu recours, ont menacé l’autonomie du mouvement coopératif.



Et pour ne pas conclure…

L’expérience vénézuélienne est intéressante à plus d’un titre et mérite d’être analysée plus amplement à notre niveau pour tenter d’en tirer des enseignements. Elle confirme que le développement important des coopératives, même à une échelle de masse, ne suffit pas pour engager une transition post-capitalisme. Elle démontre que le volontarisme gouvernemental bolivarien et l’apport de subsides importants sans véritable contrôle a engendré des dérives et parfois mis en cause l’autonomie du mouvement coopératif, et que les expériences historiques basées sur les initiatives des travailleur-se-s résistent mieux, qu’elles continuent parfois de se développer et qu’elles demeurent les plus importantes du pays à l’image de : Central Cooperativa de Services Sociales del Estado de Lara, San José Obrero, CORANDES, las cooperativas en Alianza con VENEQUIP, Cooperativa Rubio, Cooperativa Bermúdez, Cooperativa Araya, CECOSESOLA, etc. Mais également que les politiques publiques ont joué un rôle inclusif non négligeable pour les classes populaires.



Cette expérience pose plusieurs problématiques à partir desquelles il conviendrait d’avancer quelques hypothèses pour esquisser un « projet » de transition en rupture avec le système capitaliste. Un chantier qui reste assurément ouvert…



Richard Neuville


Référence de l’article :

Héctor Lucena y Dioni Alvarado, « Políticas públicas y el cooperativismo venezolano”, Osera N°9, Buenos Aires, 2°semestro de 2013, 14p. Consultable sur : http://webiigg.sociales.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/PDF_09/Lucena_dossier.pdf



Notes

[1] Cf. les articles de Richard Neuville, « Venezuela « Les Conseils communaux et le double pouvoir » in Collectif Lucien Collonges, « Autogestion hier, aujourd’hui, demain », Editions Syllepse, Mai 2010.


« La Constitution bolivarienne » in Dossier spécial Venezuela, Rouge & Vert n° 222, avril 2005, p.21-22.

[2] Richard Neuville, « Venezuela : Dans quelle mesure, les travailleurs contribuent-ils à l‘approfondissement et à la radicalisation du processus révolutionnaire ? », Octobre 2010.
« Venezuela : Une décennie de processus bolivarien - Avancées réelles et limites d’une révolution démocratique », in Rouge & Vert, n° 289, avril 2009, p.12-14.

[3] Héctor Lucena y Dioni Alvarado, « Políticas públicas y el cooperativismo venezolano”, Osera N°9, Buenos Aires, 2°semestro de 2013, 14p. Consultable sur : http://webiigg.sociales.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/PDF_09/Lucena_dossier.pdf

[4] Nelson Freitez, « El cooperativismo en el Estado Lara, desde 1968 hasta el 2008, Tesis doctoral, UCV, 2013.

[5] "L’expérience CECOSESOLA", Un film de Ronan Kerneur et David Ferret (France-Guatemala-Venezuela - 2014 - 59 minutes - Couleur - VOSTF Production : Tropos Films : https://www.facebook.com/troposfilms  Un film de 58 minutes sur la coopérative Cecosesola du Venezuela. Voir également le lien posté le 18 juillet 2014 sur le compte Facebook de l’Association pour l’autogestion : https://www.facebook.com/AssociationAutogestion

[6] Oscar Bastidas, « Las falsas Cooperativas Venzolanas », 2013. http://www.analitica.com/enfoqueeconomico/4481108.asp


[7] Hugo Chávez Frías, Discours devant l’Assemblée nationale, 15/08/2007.

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