Note de lecture de Didier Epsztajn* relative au livre de Franck Gaudichaud "Chili 1970-1973 - Mille jours qui ébranlèrent le monde", dont nous avions annoncé la parution le mois dernier.
Comme l’indique Michael Löwy, dans son introduction : « Il est rare de lire un travail porté par autant de conviction dans l’effort pour donner la parole à celles et ceux « d’en bas », en rupture avec les visions traditionnelles, essentiellement institutionnalistes, de la tragique mais passionnante expérience chilienne ». Le travail de Franck Gaudichaud sur « la tentative de créer, à partir des bases, un embryon de « pouvoir populaire », un début de « pouvoir constituant » comme il le nomme » est une indispensable exploration pour analyser, tenter de comprendre, discuter les situations socio-politiques et leurs contradictions, les possibles ouverts et les orientations politiques qui s’y affrontèrent…
C’est une contribution, au delà de sa forme universitaire, d’une grande clarté, qui devrait permettre de ré-ouvrir et d’actualiser les débats, non seulement sur ces expériences chiliennes, mais aussi sur les hypothèses stratégiques permettant de participer à la construction d’un futur émancipateur. Ce qui nécessitera aussi de réfléchir à la neutralisation (au moins) du pouvoir des groupes sociaux-économiques dominants (nationaux et internationaux), de leurs appareils d’État et de leurs forces armées, institutionnelles ou privées…
De ce point de vue, toujours en suivant le préfacier,
il serait « intéressant de comparer ce qui s’est passé à Barcelone en
1936 et à Santiago du Chili en 1973 ».
Je ne souligne que quelques éléments de ce livre. Franck
Gaudichaud insiste sur les « liens qui unissent souvent antagonisme
social, conflit du travail et mobilisation collective » et souligne
quatre dimensions essentielles : « le caractère collectif du
mouvement contestataire ; le partage des visées communes ;
l’émergence d’une solidarité dans le groupe mobilisé ; l’affrontement avec
les pouvoirs en place et/ou avec le capital ».
Contre les visions dogmatiques ou talmudistes,
l’auteur rappelle que « toute crise révolutionnaire était le produit
d’un contexte et de contradictions sociales spécifiques, qui ne pouvaient
suivre un schéma préconçu ».
Franck Gaudichaud utilise la notion de « pouvoir
populaire constituant » en y incluant « l’ensemble de ses
dimensions politiques, économiques ou idéologiques » et en soulignant
« dans cet espace du mouvement social du Chili du début des années
1970, la centralité du mouvement ouvrier et de ses organisations syndicales et
partisanes ». Cette notion me paraît pertinente, elle devrait donner
lieu à approfondissement, en comparant les différentes expériences depuis la
Révolution française de 1789 au XXe et au début du XXIème siècle.
Les regards partant des formes d’organisation
« à la base » sont indispensables pour la compréhension des
phénomènes socio-politiques. La « politique » ne saurait se réduire à
ses formes institutionnelles et étatiques, aux partis et au gouvernement issu
des urnes, sauf à négliger leurs fonctions réelles (ce qui ne signifie pas
négliger les contradictions toujours mouvantes) dans la reproduction de l’ordre
existant. Le « pouvoir populaire », quel qu’en soit la définition
choisie, se heurte et se heurtera à la résistance des possédants et de leurs
organisations (dont l’État et les forces armées qui ne peuvent être considérés
comme neutres, loyalistes, etc…). Sur ce point, les développements de l’auteur
sont très argumentés.
Comme le souligne Franck Gaudichaud, au delà des
premières mesures en faveur de la participation sociale, en gardant à l’esprit
les limites et les contradictions de l’engagement des secteurs sociaux les plus
combatifs, il convient de souligner la « révolte dans la
révolution ».
Le chapitre sur les cordons industriels, au
delà du débat que je soulève en fin de note, est donc essentiel, tant pour les
analyses que pour les exemples concrets ou les points politiques débattus. Et
je partage l’appréciation « Le cordon représente sur la scène nationale
beaucoup plus de ce qu’il est objectivement, même localement ». Dans
la prise en compte de « cet autre site de conflit,
l’espace du mouvement social urbain, qui a eu un rôle important en termes de
créations de diverses formes de pouvoirs populaires constituants durant l’Unité
populaire », il faut aussi souligner le rôle des « Commandos
communaux », le mouvement « pobladores ».
J’ai notamment été intéressé par les analyses sur la
place des cordons industriels, en regard du mouvement syndical, sur la
différence entre « Cordons rêvés » et « Cordons
mobilisés ».
L’auteur discute aussi de manière approfondie la
« voie chilienne au socialisme » telle qu’elle est avancée par les
différents partis politiques de gauche. Il résume les quatre thèses centrales
défendues, avec des nuances, par les partis de la gauche gouvernementale (PS,
PC, Salvatore Allende, etc.) :
·
« La
thèse de la « révolution par étapes » et de la possibilité d’une
transition graduelle au socialisme, en utilisant tout le potentiel des
institutions en place »
·
« La
thèse de la « flexibilité institutionnelle » et de la spécificité de
l’État chilien qui est supposée s’insérer au sein d’un système politique
stable, garantissant ainsi le maintien du fonctionnement de la démocratie »
·
« La
thèse de la constitutionnalité des forces armées et donc de leur respect
inébranlable du suffrage universel »
·
« La
thèse de l’alliance de classe avec la « bourgeoisie nationale
progressiste », au sein d’un projet de développement industriel
autocentré, antimonopoliste et anti-impérialiste ».
Dans ces différentes thèses, c’est donc l’État qui
est mis au centre du processus de transformation.
Les analyses détaillées de l’auteur permettent de
mieux saisir les dynamiques et leurs limites, les contradictions entre
mobilisations populaires et politiques gouvernementales et l’absence de
préparation face à la menace puis au coup d’État militaire, avec l’aide de l’impérialisme
étasunien, qu’il ne faut pas oublier.
Il ressort assez clairement que l’absence
d’alternative crédible, au delà des propositions limitées, entre autres, du MIR
(Movimiento de la Izquierda Revolucionaria) a pesé dans l’issue tragique.
Dans le refus de rompre avec la légalité
institutionnelle, de favoriser l’auto-organisation, de permettre l’auto-défense
armée des populations, sans oublier le choix de faire entrer des militaires au
gouvernement, les politiques défendues par le Parti communiste ou Salvador Allende ont contribué à paralyser les secteurs mobilisés et à constituer ce qui
peut-être nommée « la non-insurrection armée de la voie chilienne »….
Dans sa conclusion générale « Pouvoir
constituant et politiques du conflit. Des clefs pour comprendre mille jours qui
ébranlèrent le monde », Franck Gaudichaud revient sur les voix du
pouvoir populaire et celles des institutions et ce qu’il nomme les « hoquets
du temps brisé » du gouvernement Allende, « les trois
respirations saccadées du pouvoir populaire chilien ». Il interroge
aussi ce processus révolutionnaire « sans dualité de pouvoir »,
cette possibilité non advenue, « cette bifurcation éventuelle mais vite
refermée ». Avant d’ouvrir les discussions sur les leçons chiliennes.
« Si l’Unité populaire continue de nous interpeller, c’est qu’elle
raconte les difficultés immenses d’un changement radical de société et d’une
démocratisation pleine et entière à tous les niveaux, qui puisse réconcilier
émancipation et représentation, participation démocratique et appropriation
sociale ».
Préface de Michael Löwy
Le Chili de l’Unité populaire
·
Un
État de compromis ? Les fondements des relations entre mouvement ouvrier,
partis et État
·
Éléments
d’un processus conflictuel : conditions socio-économiques et situation du
mouvement ouvrier et social en 1970
·
Les
partis politiques de gauche et la « voie chilienne au socialisme »
Vers le débordement ? De l’échec des Comités de
l’Unité populaire à l’Assemblée de Concepción
·
Pouvoir
populaire et mesures en faveur de la participation sociale
·
Tensions
politiques et radicalisation du mouvement ouvrier
·
Les
premiers signes de débordement
Des Cordons industriels en soi aux Cordons
industriels pour soi
·
Maipú-Cerrillos :
esquisse des conditions d’une expérience de classe
·
L’octobre
rouge chilien : une profonde crise politique
·
La
normalisation civilo-militaire
·
Organisation,
représentations et place du pouvoir populaire au sein de la « voie
chilienne »
Répertoires du pouvoir populaire, territoires
mobilisés et menaces de coup d’État
·
Des
mobilisations collectives radicales sans alternative politique ?
·
Le
« Tancazo » et ses suites
·
Quand
la ville est en lutte. Territoires et répertoires du pouvoir populaire
·
La
révolution désarmée
Comme je l’avais indiqué dans ma note de
lecture du texte d’introduction de l’auteur au récent « Venceremos ! »
paru aux Editions Syllepse, "Quand les tueurs ont assassiné l'espoir", je trouve très discutable les notions de « Cordons en
soi » et « Cordons pour soi », en référence aux notions, toutes
aussi discutables, de « classe en soi » et de « classe pour
soi ». Cette « distinction classique » chez certain-e-s
marxistes me semble inadéquate à décrire les rapports sociaux et leurs
contradictions. Ces notions figent en catégories des « groupes
sociaux » qui n’existent que dans leurs relations, asymétriques, conflictuelles,
etc. à d’autres « groupes sociaux ». Les uns et les autres ne peuvent
être considérés comme pré-constitués à/hors de leurs relations.
Plus important, me semble encore, la
nécessaire critique, au delà de son aspect « psychologique », de la
notion de « conscience », dans une terminologie de « prise de
conscience » comme condition nécessaire de passage de « l’en
soi » au « pour soi ». Il ne s’agit pas là d’un débat
terminologie. Car, au-delà de cette approche, se posent des problèmes
d’orientations politiques, de construction d’une hégémonie alternative et
émancipatrice en rupture avec les rapports sociaux de classe existants, pour ne
parler que de ceux-ci.
Quoiqu’il en soit, il faut lire cet ouvrage pour
comprendre « ces mille jours qui ébranlèrent le monde »,
pour raviver les débats autour d’hypothèses stratégiques pour l’émancipation
(de toutes les exploitations et dominations), en mettant au centre de
« nos » préoccupations, l’auto-organisation démocratique des
dominé-e-s et l’unité à construire au delà des intérêts partiellement
contradictoires.
Pouvoirs populaires dans les entreprises et pouvoirs
collectifs dans les cités ; rapports entre démocratie directe et
démocratie représentative ; liens entre décisions « locales » et
orientations plus globales ; place des partis, syndicats, des collectifs
de mobilisations et des « organes » d’autogestion,
d’autodéfense ; dualité de pouvoirs ; place des processus
constituants, etc… de multiples débats pouvant s’appuyer sur les expériences
historiques, dont celles analysées dans le présent ouvrage.
Franck Gaudichaud : Chili 1970-1073
Mille jours qui ébranlèrent le monde
Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2013, 345 pages, 20 euros
* Didier Epsztajn, administrateur du site "Entre les lignes entre les mots".
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