En
cet automne maussade où les restructurations industrielles et les
plans de destruction d’emplois tombent comme s’il en pleuvait, il
n’est peut-être pas inutile de rappeler la lutte menée par les
travailleurs de Continental au Mexique entre 2002 et 2005 et de
tenter d’en tirer des enseignements.
En
2001, Continental Tire -qui possède 25 usines dans le monde- profite
de l’opportunité de l’élection de Vicente Fox (Parti d’action
nationale – droite) à la présidence de la république du Mexique
pour engager la flexibilisation et la précarisation de l’emploi au
sein de l’entreprise. En effet, le nouveau président s’est
engagé à libéraliser l’économie en vertu de l’Accord de
libre-échange nord-américain (ALENA) entré en vigueur au 1er
janvier 1994. Alors que la multinationale allemande a acheté l’usine
Hulera de Euzkadi en 1998, située à El Salto dans la banlieue de
Guadalajara, elle engage un bras de fer avec le Syndicat national
révolutionnaire des travailleurs (SNTRE) de la Compagnie Hulera de
Euzkadi, qui compte un millier de travailleurs, pour imposer son plan
de restructuration. C’est sans compter sur la détermination des
travailleurs qui vont refuser le chantage à la fermeture et engager
une très longue grève qui se conclura par la cession d’une partie
de l’unité de production et la reprise de la production sous
gestion ouvrière avec un statut coopératif.
L’entreprise
Euzkadi a été fondée dans les années 30 par un exilé basque à
Mexico pour produire des espadrilles et des semelles de gomme. EN
1935, le Syndicat unique révolutionnaire des travailleurs de Euzkadi
(SURTE) est créé et trois ans plus tard, sous la présidence de
Lázaro Cárdenas, une convention collective de branche est conclue,
elle prévoit notamment les 40 heures et 56 jours de congés. Le
syndicat est alors animé par un courant classiste,
d’inspiration marxiste, la corriente
roja, et adopte un
fonctionnement démocratique qui repose sur la prise de décision en
assemblée générale. Dans les années 70, le SURTE, qui deviendra
le Syndicat national révolutionnaire d’Euzkadi (SNTRE), se
désaffilie de la Centrale des travailleurs du Mexique (CTM),
largement compromise avec le parti au pouvoir et des pratiques
clientélistes.
Au
cours de la période qui court de 1989 à 1998, l’entreprise
appartient au groupe Carso et connaît une phase de prospérité, ce
qui ne l’empêche par d’être rachetée par Continental Tire. La
multinationale profite du contexte de dérégulation conforme à
l’ALENA et des perspectives offertes par le futur Plan Puebla
Panamá (Région Amérique centrale) pour remettre en cause les
conquêtes ouvrières avec le soutien de l’état. D’emblée, les
nouveaux propriétaires décident d’imposer la flexibilité dans
l’entreprise, ce qui se traduit par la volonté d’intensifier la
productivité et la réduction des salaires afin d’aligner la
production au standard international en vigueur dans les autres
usines du groupe. Dès 1999, Continental Tire licencie 18
travailleurs, parmi eux le leader syndical, Jesús Torres Nuño. Il
s’en suit une lutte pour leur réintégration et, en 2001, malgré
les pressions exercées par la multinationale sur les travailleurs,
la corriente roja
gagne les élections contre le syndicat blanco
et reconquiert la
représentativité.
Le
17 décembre 2001, les travailleurs apprennent que Continental Tire
envisage la fermeture de l’usine si le plan de restructuration, qui
prévoit notamment le licenciement de 200 travailleurs, est refusé
par le syndicat. Pour parvenir à ses fins, la multinationale
s’apprête à arrêter l’usine pendant quatre semaines (avec un
salaire de 50 %) pour faire céder le syndicat, c’est-à-dire
d’imposer un lock-out patronal. Le plan de la multinationale
prévoit notamment la remise en cause du contrat de travail,
l’augmentation de la journée de travail à 12 heures,
l’augmentation de la productivité de 35 %, la réduction des
effectifs, la remise en cause du jour de repos dominical et un
nouveau règlement intérieur.
Devant
le refus du SNTRE, la multinationale décide de fermer
unilatéralement l’entreprise comme elle l’avait annoncée.
Immédiatement, l’assemblée générale des travailleurs élabore
un plan de lutte avec occupation permanente afin d’empêcher
l’enlèvement des machines. Les travailleurs encerclent l’usine,
construisent des barricades et entament alors une longue grève qui
va durer 1 141 jours (trois ans, un mois et dix jours). Dans
leur lutte, les travailleurs affrontent les pouvoirs patronaux mais
également politiques, ces derniers accusent le syndicat
d’intransigeance et d’être le responsable de la fermeture de
l’usine, la CTM (Centrale syndicale compromise avec le pouvoir et
non-représentative) va même jusqu’à négocier la révision du
contrat de travail dans le but de laisser les travailleurs sans
couverture sociale. Mais
le syndicat s’organise, définit une stratégie et déploie tout un
répertoire d’actions pour trouver des alliances et des soutiens.
Cela se traduit notamment par
le
renforcement de solidarité familiale, la dénonciation publique de
l’attitude de Continental, des intervention de syndicalistes lors
des assemblées générales d’actionnaires, la recherche de soutien
au Mexique mais également auprès d’organisations de défense des
droits humains en Allemagne, telles que FIAN
et Germanwatch
(compte tenu du soutien timoré des syndicats allemands) et par
l’internationalisation du conflit au niveau syndical.
S’inspirant
du mouvement zapatiste, les travailleurs d’Euzkadi entreprennent
une marche à travers le pays pour développer la solidarité. Dès
le départ, ils peuvent compter sur le soutien inflexible de la
grande coopérative Pascual (Agroalimentaire) et du syndicat mexicain
des électriciens. Ils parviennent à nouer des contacts avec
d’autres secteurs, comme avec le mouvement de paysans de San
Salvador Atenco (qui lutte contre un méga projet d’aéroport).
Au
niveau international, le SNTRE trouve des soutiens en Europe, auprès
de syndicats latino-américains (Argentine, Brésil, Colombie,
Guatemala et Uruguay) regroupés dans la Front unique des
travailleurs du caoutchouc (FUTINAL) et de la Fédération mondiale
de l’industrie chimique. En mai 2003, des représentants du
syndicat réalisent une tournée en Europe, à l’invitation
d’organisations syndicales et de droits humains pour
internationaliser leur lutte. Le mouvement est également relayé en
Europe par la IVe Internationale, des syndicalistes seront invités
par les députés de la LCR à l’occasion de la visite du président
mexicain Parlement européen.
Pendant
toutes ces années, le gouvernement de Vicente Fox refuse la demande
de nationalisation ou d’expropriation de l’entreprise, telle que
revendiquée par les travailleurs, et apporte un soutien sans faille
à la multinationale en misant sur l’asphyxie du mouvement. Tout en
maintenant un piquet permanent, certains travailleurs
sont contraints d’occuper
d’autres emplois, leurs épouses et leurs enfants vont chercher du
travail pour pouvoir tenir. Après un an de grève, 250 travailleurs
se sont résigné à la liquidation et parmi eux 150 ont émigré aux
Etats-Unis. Il devient nécessaire de trouver une issue à la lutte
qui permette de préserver l’outil de travail et de sauvegarder
ainsi les emplois mais pas dans n’importe quelles conditions. Les
travailleurs à bout de souffle -ils ont perdu un tiers de leurs
camarades- finissent par adopter l’idée de constituer une
coopérative.
Le
17 janvier 2005, à l’issue d’une négociation de trois mois,
avec la médiation du gouvernement mexicain et sous la pression
politique exercée depuis l’Allemagne, Continental Tire décide de
se retirer d’El Salto en proposant de céder la moitié de l’usine
aux 604 ouvriers qui ont résistés (sur les 971 présents lors de la
fermeture de l’entreprise) contre le paiement des salaires perdus
pendant la lutte, soit 12 millions de dollars. La particularité de
cet accord consiste à investir une partie des indemnités dues dans
la propriété de la moitié de l’usine, de fournir une
aide technique pendant neuf mois pour réussir le démarrage, l’achat
de 500000 pneus par an par Continental et la vente de matières
premières à prix préférentiels, plus 225 millions de pesos versés
par Continental (Ces points ne seront que partiellement respectés
par la multinationale). L’autre moitié de l’usine est vendue à
un distributeur de pneus, Llanti Systems.
Le
26 janvier 2005, les directions de Continental et de Llanti Systems,
d’un coté, et les travailleurs, de l’autre, signent
officiellement la cession de l’usine. Le 18 février 2005, les
travailleurs, organisés en coopérative, la Cooperativa trabajadores
democráticos de Occidente (TRADOC) prennent possession de
l’entreprise. Grâce à la solidarité externe, ils remettent
l’usine en fonctionnement en cinq mois et commencent à produire.
La production passe de 1 500 pneus par jour en 2005 à 11 000
en 20101.
Pour Jésus Torres Nuño, secrétaire général du SNTRE et
aujourd’hui président du Conseil d’administration : « Ce
succès démontre la capacité des travailleurs à administrer
eux-mêmes une grande entreprise »2.
A
l’issue de cette lutte exemplaire, de nombreux travailleurs
poursuivent leur engagement politique et continuent à se solidariser
avec des mouvements tels que celui de San Salvador Atenco (cité
précédemment), l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca
(APPO), divers conflits syndicaux et appuient les travailleurs de la
maquiladoras (usines
au nord du pays produisant à bas coûts et exonérées de droits de
douane). Les militants sympathisent également avec l’Autre
campagne zapatiste et se mobilisent pour dénoncer la fraude
électorale en 2006. Une délégation se rend à Hanovre en 2008 pour
manifester avec d’autres travailleurs de Continental, avec ceux de
Clairoix. Un meeting de solidarité avec les camarades de Clairoix
est organisé devant l’ambassade de France à Mexico durant leur
procès à Amiens en 2010.
En
2008, du fait de la crise économique et de problèmes
d’approvisionnement en matières premières, la coopérative TRADOC
est contrainte de rechercher des partenaires. A l’issue d’une
négociation, un accord est trouvé entre l’entreprise
états-unienne, Cooper Tire, qui entre dans le capital à hauteur de
38,5 %, Llanty Sistem à hauteur de 20,5 % et TRADOC, qui conserve 41
% des parts pour constituer la Corporación de Occidente. L’accord
stipule explicitement l’engagement de maintenir l’autogestion
ouvrière dans la production, les deux autres associés
n’interviendront que dans la commercialisation et l’acquisition
de matières premières. La compagnie fonctionne avec un conseil
d’administration tripartite. Une autre coopérative de production,
PROEM, est alors créée pour intégrer à la fois les nouveaux
travailleurs, à peu près 200, qui deviennent associés au bout de
deux années et ceux de TRADOC.
Fin
2011, l’effectif de l’usine avoisinait le millier de travailleurs
et les salaires étaient les plus élevés du secteur. Ces deux
dernières années, d’importants investissements ont été réalisés
pour moderniser l’outil de production qui est devenu un des plus
productifs du Mexique.
A
l’image d’autres récupérations d’entreprises en Argentine ou
au Brésil, cette expérience peut être qualifiée de processus
d’autogestion sui generis
qui résulte avant tout d’une lutte pour sauvegarder l’emploi et
qui obéit aux contraintes du marché. Il ne s’agit donc pas d’une
recherche d’alternative au capitalisme mais d’une conséquence du
processus néolibéral basé sur la recherche du profit maximum et de
la nouvelle division internationale du travail qui en découle,
puisque la même année Michelin et Goodyear fermaient leurs usines
au Mexique. Néanmoins, cette lutte ouvrière héroïque, tant dans
sa durée que dans sa conduite, a amplement démontré qu’une forme
d’alternative peut exister pour préserver les emplois, les acquis
sociaux et la dignité humaine mais surtout qu’il est possible
d’enrayer les plans d’une multinationale, même soutenu par un
état, et de la contraindre à négocier. Cette expérience demeure
de ce point de vue exemplaire et prouve une fois de plus -s’il le
fallait- que des travailleurs peuvent administrer une grande
entreprise sous gestion ouvrière. Puisse t-elle inspirer les acteurs
d’autres luttes contre les plans de restructuration purement
capitalistiques sous d’autres latitudes…
Richard
Neuville
10
octobre 2012
1 Jorge Covarrubias, « Cooperativa Tradoc festeja su consolidación a 10 años del cierre de la fábrica de Euzkadi », publié le 16 décembre 2011 sur le site du journal La Jornada :http://archivo.lajornadajalisco.com.mx/2011/12/16/index.php?section=politica&article=009n1pol
Sources
-
Jorge Covarrubias, « Cooperativa
Tradoc festeja su consolidación a 10 años del cierre de la fábrica
de Euzkadi », publié
le 16 décembre 2011 sur le site du journal La Jornada :
http://archivo.lajornadajalisco.com.mx/2011/12/16/index.php?section=politica&article=009n1pol
-
Centro de documentación sobre zapatismo, « Las
Cuatro Ruedas del Capitalismo: Explotación - Cooperativa de
Trabajadores Democráticos de Occidente »,
publié le 26 décembre 2008 :
http://www.cedoz.org/site/content.php?doc=585
*-
Matteo Dean, « No es
fundamental tener un patrón
», publié sur le site Desinformemonos le 1er juillet 2010.
http://desinformemonos.org/2010/07/no-es-fundamental-tener-un-patron/
-
Sarya M. Luna Broda, « Apuntes
para la discusión sobre autogestión obrera y la precarización
laboral en empresas trasnationales a partir del caso de Euzkadi en
México », OSERA,
Buenos Aires, 2e
semestre 2010.
-
Jésus Torres Nuño, « La
coopérative mexicaine des « Contis
», Site du NPA, 2009.
-
Jesus Torres Nuño, « Trois
ans de grève »,
Rouge n° 2143, 26/01/2006.
Quelques
vidéos : (en castillan)
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