M. Colloghan

lundi 1 novembre 2010

Les athénées libertaires en Espagne

Richard Neuville *

« Pour nous, défendre et diffuser la culture est la même chose : accroître dans le monde le trésor humain de la conscience qui veille » . Antonio Machado

Ateneu llibertari - Barcelona Sants
Au cours de la première moitié du XXe siècle, les athénées libertaires tiennent un rôle essentiel dans l’émergence d’un puissant courant d’opposition autonome et antiautoritaire en Espagne. Conçus comme des lieux de culture et d’éducation, ils se développent dans l’ensemble du pays pendant la Seconde République et pallient la carence d’infrastructures éducatives officielles pour la classe ouvrière. Indubitablement, le mouvement libertaire ibérique n’aurait certainement pas eu l’ampleur qu’il a eue au cours de cette période sans les athénées. Si le mouvement renaîtra lors de la transition démocratique, il ne retrouvera pas, loin s’en faut, son essor.

Les premiers athénées, centres républicains fédéraux, se créent d’abord dans les villes au début de la révolution industrielle. Parallèlement, le mouvement coopératif diffuse largement les notions de solidarité et d’autogestion dans les zones rurales. Jusqu’au début du XXe siècle, les athénées perdent rapidement leur influence et sont absorbés en grande partie par la bourgeoisie éclairée et l’église catholique. Mais par la suite, d’autres athénées populaires naissent, les centres républicains démocratiques ou maisons du peuple, qui bénéficient d’une véritable implantation populaire pendant les premières décennies du XXe siècle. Avec le temps, ils se transforment en véritables universités populaires et contribuent au développement d’un état d’esprit critique. Au début du XXe siècle, l’Ecole moderne est créée, elle se propage sur tout le territoire espagnol et, en particulier à Valencia et en Catalogne. Mais son existence est brève, particulièrement à cause des persécutions de l’Etat et de l’église qui aboutissent à sa fermeture définitive en 1906. Néanmoins, le germe et l’esprit de l’Ecole moderne, sa pédagogie et sa méthodologie ont pénétré les consciences et, peu à peu, de nouvelles écoles rationalistes se constituent. Elles scolarisent les enfants d’ouvriers en s’appuyant sur les principes pédagogiques modernes. Avec le temps, elles se convertissent en véritables embryons des athénées libertaires. En 1917, l’Ecole Rationaliste « La Luz » à Sants (quartier de Barcelone) devient le premier Athénée libertaire en Espagne, l’Ateneu Enciclopedic Popular.


Avec l’avènement de la IIe République en 1931 et l’octroi de quelques libertés, les jeunes générations s’engagent massivement dans ce mouvement. Les anarchistes décident alors de quitter les vieux athénées populaires pour créer les athénées libertaires, parfois camouflés en associations culturelles, comme par exemple « la Asociación Cultural Faros ». Chaque quartier dans les grandes villes et chaque village créent leur Athénée libertaire. Il suffit pour cela d’un petit local permettant de se réunir et de monter des sections d’excursion, des cours d’esperanto et de théâtre, des bibliothèques. Pour la première fois dans l’Espagne puritaine, des conférences et des débats s’organisent sur la sexualité. La génération des années 30 ne s’en tient plus aux mots d’ordre de l’anarchosyndicalisme des générations précédentes. En 1918, après le Congrès régional de la CNT en Catalogne, l’objectif est de construire une « société parallèle » reposant sur les principes de l’autogestion. Imprégnée de l’idée que la révolution devient possible, cette génération s’y prépare et les Jeunesses libertaires exercent une grande influence dans les athénées libertaires. Les femmes sont sensibilisées aux idées de l’anarchisme. Les nombreuses revues libertaires spécialisées jouent également un rôle primordial à l’éveil. La presse ouvrière de l’époque, comme « Tierra y Libertad », « Fragua social » et surtout « Solidaridad Obrera », exerce une influence réelle auprès des adhérents des athénées. Au cours de cette période, les athénées deviennent de véritables universités populaires, appelées athénées Rationalistes, Libertaires, Républicains, Populaires, Encyclopédiques ou Maisons du Peuple. Ils se consolident et contribuent à l’éducation des masses et au développement de la pensée critique. (Aisa Pàmpols 2006)

Ils se transforment progressivement en tribunes de culture populaire et servent également de plateformes à l’action politique dans un pays déchiré. En se substituant à l’Etat en tant qu’éducateurs du peuple, ils transforment l’ouvrier en autodidacte critique, libéré des préjugés religieux et pourvu d’une forte conscience de classe qui lui servira bientôt à résister au fascisme. La capacité à gérer une nouvelle société se forge progressivement. Les écoles, les athénées, les coopératives, les sociétés récréatives et de soutien mutuel, d’obédience républicaine ou libertaire y contribuent amplement. Ce contexte est inacceptable pour les militaires et le clergé qui ne peuvent le tolérer. Dans cette période républicaine agitée, les athénées n’ont guère le temps de fonctionner, leurs militants sont constamment inquiétés, persécutés ou incarcérés. Quand survient la longue nuit du franquisme, l’imagination est brisée et tous les locaux sont fermés, les militants sont persécutés ou assassinés, les biens sont détruits et une bonne partie des bibliothèques sont brûlées. La terreur annihile le terrain des idées et la peur s’empare des nouvelles générations. Cette période semble éternelle. La tradition des athénées se poursuit néanmoins chez tous les réfugiés espagnols en exil en France et au Mexique mais sous une autre forme.

En 1976, au début de la transition démocratique, les athénées renaissent difficilement. Ils sont concurrencés par les Asociaciones de Vecinos, associations d’habitants, qui ont vu le jour au cours des dernières années du franquisme. Le nouveau système démocratique exclut d’emblée l’idée de soutenir et de rétablir des structures de débat et de culture populaire d’inspiration libertaire. Les institutions ne permettent pas non plus aux athénées de récupérer leur patrimoine exproprié. Le vieux modèle associatif républicain des coopératives, athénées et forums n’est désormais plus valide. Elles discréditent par tous leurs moyens ces initiatives populaires qui avaient eu tant de poids durant la période républicaine. Les temps ont bien changé. Le rôle que jouaient les secteurs ouvriers dans la diffusion de la culture est passé aux mains de l’Etat, qui exerce les tâches d’éducation dans une société capitaliste qui a besoin d’une classe ouvrière instruite en rapport avec les exigences de la production. Les outils de transformation sociale qu’étaient la culture et la connaissance ont été intégrés par le système marchand et utilisés comme moyens d’ascension sociale. (Zambrana 2000) Les associations d’habitants, nées dans la clandestinité et contrôlées en partie par le PSOE et le PCE, futurs partis signataires du pacte de la Moncloa, n’étaient pas des lieux où la participation et l’autogestion prévalaient. Bien au contraire ! Elles reposaient essentiellement sur des structures très hiérarchiques.

En Catalogne, alors que les mouvements libertaires reconstruisent la CNT, à partir de la Fédération anarchiste des quartiers, d’autres groupes libertaires très investis dans les associations de quartier sous le franquisme s’interrogent. Est-il préférable de poursuivre le travail de masse au sein des associations de quartier ou créer des organisations plus en accord avec la philosophie libertaire de participation et d’autogestion ? Les décisions sont diverses et le mouvement libertaire se divise. Une vingtaine d’athénées libertaires se recréent dans la province de Barcelone mais ils imposent l’appartenance des adhérents au syndicat CNT. Et, une fois passée l’effervescence des premières années de libertés démocratiques, la dépendance de nombreux athénées au syndicat contribue à reproduire les conflits internes du syndicat, à tel point que dans les années 80 seuls quelques noyaux subsistent sur l’ensemble du territoire espagnol. Ils jouent cependant un rôle actif dans la campagne contre l’OTAN en 1986, dans l’émergence du mouvement écologiste et antinucléaire ou dans la lutte contre la spéculation immobilière qui sévit à Barcelone avant les jeux olympiques de 1992.

Aujourd’hui, les athénées, squats pour la plupart, sont principalement liés au mouvement Okupa, occupation de logements libres. S’ils ne se qualifient pas ouvertement de libertaires, les squatters perpétuent d’une certaine manière l’héritage historique. Le mouvement met en pratique la démocratie directe, la tolérance, l’anti-autoritarisme, l’entre-aide, l’action directe et la désobéissance civile mais se voit de plus en plus confronté à la stratégie de criminalisation du gouvernement, largement relayée par les médias. (Collectif 2003)

D’autres qui ont traversé toutes les turbulences, généralement les plus pluralistes, continuent de fonctionner et proposent des activités (culturelles, écologiques, politiques, sociales, de récupération de la mémoire historique), ainsi que de nombreux ateliers (enseignement du castillan pour les résidents immigrés, théâtre, poésie, éducation sentimentale) et des cantines populaires végétariennes, randonnées, concerts. Les valeurs de solidarité et d’émancipation continuent de s’exprimer mais ils n’ont plus l’influence populaire qu’ils exerçaient sous la Seconde République.

Richard Neuville, membre du collectif Lucien Collonges, auteur de l'ouvrage "Autogestion, hier, aujourd"hui, demain", paru aux éditions Syllepse en mai 2010. Cet article a été publié dans cet ouvrage.

Pour en savoir plus

Manel Aisa Pàmpols, A propos de l’athénéisme populaire, Ateneu Enciclopedic Popular, Barcelona; publié en français dans la revue Insurgent, mars 2006. Consultable sur le site:
Ouvrage collectif, La Barcelona rebelde. Limites, Ed. Octaedro, Barcelona, 2003.
Joan Zambrana, La Alternativa Libertaria en Catalunya, 1976-79, Ediciones Fet A Mà, Barcelona, 2000.
















Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire