M. Colloghan

mercredi 3 février 2010

Chili: Piñera n’a pas gagné, c’est la Concertación qui a perdu

24 janvier de 2010
Guillermo Almeyra

Il y a deux réponses : une sur la forme et l’autre sur le fond. La loi électorale chilienne établit, en effet, que seul peut voter au second tour celui qui le fit au premier et en général, pour avoir le droit de vote, il faut s’inscrire volontairement sur la liste électorale suivant le système étasunien, le vote n’étant pas un droit-devoir obligatoire et universel. Pour ça, de Valparaíso au nord, dans les zones minières et ouvrières de vieille tradition socialiste et communiste, les citoyens s’inscrivirent sur les listes électorales et votèrent pour la Concertación, malgré le faible enthousiasme que soulevait la campagne du candidat démocrate-chrétien et conservateur Eduardo Frei. Dans le centre et le sud du pays qui est surtout paysan, c’est au contraire la droite qui a gagné car le poids traditionnel de la démocratie-chrétienne y a été déjà affaibli par la scission de droite conduite par le sénateur Zaldívar, chef de la zone du Maule, et, surtout, parce que les gouvernements de la Concertación ont frappé et réprimé brutalement les mapuches de la Araucania et ont condamné au chômage les paysans les plus pauvres qui de ce fait n’ont éprouvé aucun intérêt à s’inscrire sur les listes électorales, pas plus que n’en eurent envie les étudiants et les élèves du secondaire.
En conséquence, le système électoral chilien fonctionna comme une bombe aspirante-expirante et, dans ce cas il eut tendance à favoriser les classes moyennes en expulsant au contraire les plus opprimés et les plus exploités. Eux en effet, ne sentirent aucune nécessité de défendre ceux qui ressemblaient plus au conservateur Piñera qu’aux socialistes, communistes et radicaux-socialistes du passé ainsi qu’à la gauche historique de la DC. L’illusion du fait que Frei pourrait gagner sur le fil a sous-estimé le fait qu’un tiers de ceux qui votèrent au premier tour pour Marco Enríquez-Ominami, ne voyaient aucune différence entre les deux candidats. Ou pire encore, Piñera apparut comme plus moderne, comme moins politicien de profession, comme un entrepreneur ayant réussi et qui est déjà riche comme Berlusconi ou Macri [maire de Buenos Aires], dont on peut supposer qu’il n’aura pas besoin de voler dans les caisses de l’Etat et qu’il sera plus efficace.
Le problème de fond tourne autour de la rupture des socialistes actuels avec ce que fut le vieux parti socialiste de Salvador Allende, et sa transformation en parti néolibéral, aux côtés des démocrates chrétiens, leur enleva à la fois leur identité et leur pouvoir d’attraction des classes populaires qui rompirent avec lui. La Concertación, en vingt ans, nettoya le visage du Chili de Pinochet, mais ne réalisa aucun changement de fond dans les relations économiques ou sociales. De ce fait Piñera est apparu comme le changement dans la continuité et non comme une rupture réactionnaire, aussi l’entrepreneur triomphant peut se permettre d’offrir des postes dans son gouvernement à des membres du gouvernement précédent non seulement pour montrer qu’il n’est pas un adepte de la dictature, mais aussi pour unifier le front capitaliste sur un axe plus anti-étatiste. Piñera prend ainsi ses distances avec le pinochetisme tout en travaillant avec lui (comme fait Berlusconi avec ses alliés néofascistes), mais il essaie aussi de gagner les opportunistes de la Concertación que sont disposés à accomplir le rôle des collègues ex communistes et ex démocrates du Parti Démocratique italien, qu’il admire tant. Cependant, de toute façon, Piñera aura en face une majorité au congrès qui est pinochetiste et pas seulement conservatrice comme lui, et en conséquence, sans majorité, il devra négocier avec sa droite et sa gauche.
Beaucoup dans les classes moyennes attendent de Piñera une modernisation et ne souhaitent pas que la finance internationale, les forces armées, les fondamentalistes catholiques obtiennent plus de poids. Déjà Piñera, au nom de la compétitivité et de l’efficacité économique propose d’incorporer les capitaux étrangers dans la Codelco [l’entreprise du cuivre], ouvrant la route à la privatisation. De plus, la négociation de la sortie vers la mer pour la Bolivie et les frontières avec le Pérou va dépendre exclusivement des chefs militaires.
Ceci étant, la crise mondiale va continuer un bon moment et pèsera sur l’économie chilienne. Elle mettra à l’ordre du jour les baisses de salaires réels, directs et indirectes pour maintenir le taux de profit des capitalistes. Piñera, avec les syndicats contre lui, devra affronter des luttes croissantes. La Concertación pourra éclater face à la nécessité d’une aile jeune de la démocratie chrétienne qui voudra la radicaliser politiquement, et face à une radicalisation d’une partie des socialistes. Alors pourra commencer à se former dans les prochaines années, une gauche d’une pensée plus avancée, et avec une base sociale capable de récupérer la protestation mapuche, étudiante, ouvrière. Ce courant refuse les vielles directions des partis et de la politicaillerie comme il l’exprima par le vote en faveur de Marco Enríquez-Ominami, et il pourrait y compris réussir la création d’un mouvement-parti de masses. En conséquence il pourrait motiver des centaines de milliers de personnes à s’inscrire sur les listes électorales et à voter, et ils pourraient finir par exiger la mise en place d’une Assemblée constituante. Avec la déroute de la Concertación au Chili s’achève ainsi une phase, et une autre – dans la vieille tradition d’affrontement entre la gauche et la droite - est prête à naître de manière absolument nouvelle.
Guillermo Almeyra
Traduction Jean-Paul Damaggio

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire